Décision inquiétante du Canada de suspendre leur financement à l’UNRWA
Madame la Ministre des Affaires étrangères et monsieur le Ministre de Développement international,
Nous vous écrivons pour vous faire part de la grande inquiétude d’Amnistie internationale de la décision de votre gouvernement de suspendre le financement de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), et vous presser de renverser votre décision rapidement et publiquement. Cette décision aura l’effet d’exacerber les souffrances de plus de deux millions de réfugié·e·s palestiniens, enregistrés comme tel auprès de l’UNRWA. La population de Gaza, dont plus de 70 % sont des réfugié·e·s déplacés depuis 1948, est maintenant confrontée à un réel risque de génocide. L'arrêt provisoire de la Cour internationale de justice (CIJ) a trouvé des raisons plausibles de penser qu'Israël commet au moins certains des actes relevant de la Convention sur le génocide.
Nous reconnaissons la gravité des allégations formulées par le gouvernement israélien au sujet de 12 des 30 000 employé·e·s de l’UNRWA concernant leur participation à des crimes de droit international, dont des crimes de guerre, contre des civil·e·s israéliens le 7 octobre. Nous notons que l'UNRWA a annoncé la suspension du personnel concerné et a ouvert une enquête sur les allégations. Toutes les personnes accusées doivent être soumises à une enquête efficace, indépendante et transparente. Les personnes contre qui il existe des preuves suffisantes de leur responsabilité dans des crimes relevant du droit international doivent répondre de leurs actes dans le cadre de procès conformes aux normes du droit international.
Cependant, des allégations contre quelques individus, pour des actes commis en dehors du cadre de leur emploi, ne pourraient justifier une décision aussi draconienne, qui aura des effets désastreux pour la vie et la survie de millions de personnes. Face à la catastrophe humanitaire à Gaza, le rôle de l'UNRWA dans la fourniture d'aide, de nourriture et d'abris a été indispensable et a permis de sauver des vies. Déjà 1,7 million de personnes ont été déplacées, dont près d'un million ont trouvé refuge dans des écoles et des abris surpeuplés gérés par l'UNRWA. Au moins 26 422 Palestinien·ne·s ont été tués à Gaza depuis le 7 octobre, et plus de 10 000 seraient portés disparus sous les décombres. Selon le ministère palestinien de la santé à Gaza, 65 087 Palestinien·ne·s ont été blessés. 2,2 millions de personnes sont exposées au risque imminent d'une famine artificielle et sont privées d'un accès suffisant à la nourriture, à l'eau potable, aux installations sanitaires et aux soins médicaux.
La suspension du financement de l'UNRWA exacerbera la situation et est en contradiction flagrante avec l'engagement pris par votre gouvernement de veiller à ce que l'aide humanitaire soit distribuée à la population civile de Gaza rapidement et sans entraves.
La décision de suspendre le financement risque aussi de légitimiser la pratique du châtiment collectif des Palestinien·ne·s, en raison des actions présumées de quelques individus. En effet, les autorités israéliennes ont tenté de justifier des violations du droit international, dont des bombardements aveugles, le blocus et le refus de fournir de la nourriture et de l’eau à la population de Gaza, en citant les attaques du Hamas et d’autres groupes armés palestiniens le 7 octobre. Refuser une aide vitale à des millions de Palestinien·ne·s sur la base d'allégations contre un nombre limité d'employé·e·s de l'UNRWA pour des actions en dehors du cadre de leur emploi portera préjudice à la population civile et pourrait s'apparenter à un châtiment collectif.
Cette décision alarmante est encore plus saisissante si l'on considère la décision prise vendredi dernier par la Cour internationale de justice (CIJ) d'ordonner des mesures provisoires à l'encontre d'Israël dans l'affaire Afrique du Sud c. Israël au titre de la Convention sur le génocide, et ce à plusieurs égards :
- La décision de suspendre le financement de l’UNRWA, dans un contexte marqué par des signes alarmants de génocide, risque d’exacerber considérablement, si ce n’est de contribuer aux violations que la Convention contre le génocide vise à prévenir et à punir, en empêchant l’UNRWA d’accomplir son travail humanitaire, comme expliqué ci-dessus.
- Comme l’ont souligné les références faites à l’UNRWA par la CIJ dans l’affaire Afrique du Sud c. Israël, l’UNRWA est l’un des rares organismes qui documentent et rapportent systématiquement et méticuleusement l’étendue de la campagne militaire israélienne contre les civil·e·s à Gaza. En effet, la CIJ a cité plusieurs déclarations de l’UNRWA comme étant des faits et circonstances pertinents pour déterminer s’il y avait lieu d’ordonner des mesures provisoires. Suspendre le financement de l'UNRWA à ce stade risque de porter atteinte à un « témoin » essentiel des actes commis à Gaza, qui pourrait potentiellement fournir des preuves pour les futures procédures de la Cour. Il n'est pas invraisemblable de suggérer que l'arrêt des travaux de l'UNRWA pourrait conduire à ce que des violations de la Convention sur le génocide ne soient pas signalées ou soient dissimulées.
- La décision de cesser de financer l’UNRWA discrédite le raisonnement des mesures provisoires ordonnées par la CIJ envers Israël, lesquelles reposaient sur la nécessité de rendre possible l’accès aux services de base et à l'assistance humanitaire dont les Palestinien·ne·s de la bande de Gaza ont besoin de toute urgence pour faire face à leurs conditions de vie défavorables.
Nous sommes informées de la volonté du gouvernement canadien de plutôt envoyer son financement à d’autres organisations. Mais celles-ci ne fournissent pas les mêmes services et surtout ne suivent pas la situation alarmante sur le terrain et ne surveillent pas les potentielles violations des droits humains.
Nous constatons que depuis des années, l’État d’Israël, ainsi que plusieurs groupes pro-colonisation qui œuvrent au transfert forcé de Palestinien·ne·s et à l'expansion du projet de colonisation, ont lancé une campagne de diffamation à l’encontre de l’UNRWA, dans l’objectif de faciliter le déplacement forcé de la population palestinienne dans les territoires palestiniens occupés, et de mettre en péril le droit de retour de millions de réfugié·e·s palestiniens.
L'UNRWA joue un rôle central dans la protection du droit de retour des Palestinien·ne·s, conformément à la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies. La campagne de diffamation qui vise à interrompre les financements de l’UNRWA risque de fragiliser le droit de retour de 5,6 millions de Palestinien·ne·s. Le ministre israélien des Affaires étrangères, M. Katz, a fait allusion de manière sous-jacente à l’objectif de cette campagne : « Nous sonnons l’alarme depuis des années : l'UNRWA perpétue la question des réfugiés. » En 2017, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Avidgor Lieberman, avait plaidé pour la dissolution de l’UNRWA, en mentionnant son rôle de protection du droit de retour. En 2018, le Premier ministre Netanyahou a fait écho à cet appel en déclarant : « C'est une organisation qui perpétue le problème des réfugiés palestiniens, et qui perpétue également le discours du droit au retour, [...] c'est pourquoi l'UNRWA devrait être retiré du monde. »
La suspension du financement de l'UNRWA risque également de compromettre l’habitabilité de Gaza, augmentant ainsi la pression exercée sur la population pour qu'elle quitte Gaza.
Compte tenu de ce qui précède, nous vous appelons à :
- Renverser de toute urgence et de manière publique, la décision de suspendre le financement destiné à l’UNRWA, et réaffirmer votre engagement à soutenir le travail de l’UNRWA,
- Rejeter publiquement les projets de déplacement forcé de la population palestinienne de Gaza et affirmer votre engagement en faveur du droit au retour des Palestinien·ne·s.
Nous sommes prêts à vous rencontrer pour discuter de nos préoccupations décrites ci-dessus, ou pour vous fournir toute information complémentaire.
Nous vous prions d'agréer, Madame la Ministre et Monsieur le Ministre, l'expression de nos salutations distinguées,
France-Isabelle Langlois
Directrice générale