République dominicaine. Le logiciel espion Pegasus a été découvert dans le téléphone d’une journaliste de renom
En République dominicaine, une journaliste de renom a été la cible du logiciel espion Pegasus de NSO Group, ce qui constitue le premier cas confirmé dans le pays, révèle Amnistie internationale dans une nouvelle enquête publiée à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse.
L’analyse effectuée par le Security Lab d’Amnistie internationale a confirmé qu’un appareil mobile appartenant à Nuria Piera a été ciblé et infecté par Pegasus, qui permet un accès total et illimité à un appareil, à trois reprises entre 2020 et 2021. Journaliste d’investigation, Nuria Piera s’est intéressée aux questions de corruption et d’impunité en République dominicaine tout au long de sa carrière de plusieurs dizaines d’années.
Au regard de cette dernière découverte, il est désormais établi grâce à des analyses techniques et scientifiques que des journalistes ont été ciblés par des logiciels espions dans au moins 18 pays – mais il est à craindre que l’ampleur réelle de cette utilisation abusive des technologies de surveillance ne soit bien plus importante. La République dominicaine est le troisième pays des Amériques, après le Mexique et le Salvador, où Amnistie internationale a confirmé l’utilisation de Pegasus pour espionner des journalistes et des défenseur·e·s des droits humains.
« La République dominicaine s’ajoute à la liste des pays où des logiciels espions sont utilisés pour réduire au silence et intimider des journalistes courageux. Ayant déjà découvert de nombreux cas au Mexique et au Salvador, nous continuerons d’enquêter sur tout élément pointant une éventuelle utilisation de Pegasus en République dominicaine. Nous appelons les États à adopter d’urgence un moratoire mondial sur les logiciels espions », a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques à Amnistie internationale.
Un logiciel espion découvert
L’enquête d’Amnistie internationale a mis en lumière des éléments prouvant que l’appareil de Nuria Piera a été infecté pour la première fois par Pegasus aux alentours du 20 juillet 2020. Des indices similaires ont également été découverts vers le 8 septembre et le 1er octobre 2021. Amnistie internationale a communiqué des éléments techniques et scientifiques au Citizen Lab pour une évaluation à titre de pairs, et celui-ci a confirmé ses conclusions en s’appuyant sur sa méthodologie indépendante.
D’après le témoignage de Nuria Piera, elle travaillait sur des investigations sensibles, très médiatisées, au moment où son téléphone a été infecté par Pegasus. Elle enquêtait sur des rapports de corruption concernant de hauts responsables du gouvernement et des proches de l’ancien président du pays. Quelques mois plus tard, ils ont fait l’objet de procédures judiciaires pénales pour corruption présumée et diverses charges pénales.
Nuria Piera a reçu pour la première fois confirmation qu’elle était ciblée par Pegasus lorsque le Security Lab d’Amnistie internationale l’en a informée. En novembre 2021, elle a reçu la notification d’Apple envoyée aux utilisateurs dont les appareils avaient semble-t-il été attaqués par les codes d’exploitation qu’utilise le logiciel espion de Pegasus et de Quadream, qui est lié à Pegasus. Nuria Piera a assuré qu’elle n’avait jamais reçu d’ordonnance judiciaire ni aucune autre notification officielle des autorités dominicaines l’informant qu’elle était sous surveillance, et qu’elle n’avait jamais été informée des motifs de cette surveillance.
Ces méthodes intrusives peuvent s’avérer particulièrement préjudiciables pour les femmes journalistes, qui font souvent l’objet d’attaques liées au genre et sont notamment accusées de piétiner les normes sociales, sexuelles ou morales traditionnelles.
« Il faut tenir bon pour ne pas tomber dans la névrose, parce qu’on soupçonne toujours quelqu’un d’avoir des informations sur soi. C’est comme si vous étiez dans des sables mouvants, et cela impacte grandement votre sens de la liberté, la façon dont vous vous sentez libre de vous exprimer. Parfois, vous ne savez même pas comment ils veulent vous atteindre, à travers vous ou vos proches. Vous vous sentez alors responsable, ce qui est encore plus grave », a déclaré Nuria Piera.
Amnistie internationale engage les autorités à mener rapidement une enquête indépendante, impartiale et transparente sur la surveillance illégale ciblée des journalistes dans le pays, notamment l’attaque ciblée de Nuria Piera par l’intermédiaire de Pegasus.
« Dans un pays où les journalistes et les défenseur·e·s des droits humains affirment depuis longtemps que la surveillance est omniprésente, la découverte de Pegasus doit être considérée comme une menace préoccupante. La surveillance présente des risques énormes pour la sécurité physique et la santé psychologique des journalistes, et peut mettre en péril leurs sources, leurs collègues, leurs ami·e·s et leur famille. Aussi les autorités dominicaines doivent-elles enquêter sans tarder sur cette affaire et mettre en place des garanties efficaces afin de protéger les journalistes et d’empêcher que la situation ne se reproduise », a déclaré Elina Castillo Jiménez, chercheuse sur la surveillance numérique à Amnistie internationale.
Surveillance et journalisme en République dominicaine
Dans le cadre de cette investigation, Amnistie internationale s’est entretenue avec des dizaines de journalistes et de défenseur·e·s des droits humains en République dominicaine, qui pensaient presque tous avoir été mis sous surveillance en raison de leur travail. La plupart imaginaient que les agents des services de renseignement le faisaient en utilisant des méthodes traditionnelles, telles que les écoutes téléphoniques.
Toutefois, du fait du manque de transparence sur l’utilisation de la surveillance et des logiciels espions, les victimes ont bien du mal à obtenir des informations ou à demander des comptes. En République dominicaine, il n’existe pas de voies de recours claires permettant d’obtenir des réparations adéquates en cas de surveillance ciblée illégale. L’Habeas data, un recours constitutionnel de protection des données et de la vie privée disponible dans le pays, et le recours pénal prévu en vertu de la Loi 53-07 sur les crimes de haute technologie (Ley 53-07 sobre Crímenes y Delitos de Alta Tecnología), ne peuvent être utilisés que si vous savez qui vous surveille, ce qui n’est pas toujours possible si vous n’avez pas accès aux informations ou n’avez pas les compétences techniques nécessaires. Il est souvent quasi impossible pour les cibles de prouver l’existence d’une surveillance, du fait d’obstacles techniques ou de la nature secrète de son utilisation. Ces facteurs limitent l’accès aux voies de recours et renforcent l’effet dissuasif de la surveillance.
En République dominicaine, les journalistes connus pour enquêter sur des faits de corruption risquent aussi de faire l’objet de campagnes de diffamation. Edith Febles, autre journaliste reconnue qui a révélé des irrégularités financières sous le mandat de l’ancien procureur général, a déclaré qu’elle était régulièrement la cible de vagues d’attaques apparemment orchestrées sur les réseaux sociaux en raison de son travail.
« Un acte de cette nature porte profondément atteinte à l’état de droit et à la pratique professionnelle [du journalisme]. Aucun journaliste ne devrait être soumis à de tels actes, qui visent essentiellement à affaiblir sa parole et à empêcher les gens de savoir ce qui se passe, parce que le problème ne vient même pas de vous. Lorsqu’il s’agit de saper la crédibilité, ce qu’ils tentent de faire, c’est de mettre des obstacles entre vous et la communication que vous avez avec les gens », a expliqué Edith Febles.
Amnistie internationale a demandé aux autorités dominicaines des informations ou des explications sur l’utilisation de Pegasus. Au moment de la publication de ce communiqué, le bureau du procureur général et le ministère de l’Intérieur et de la Police ont répondu qu’aucune de ces institutions n’avait acheté ni utilisé Pegasus sous le mandat des titulaires actuels, qui a débuté en août 2020, et ont affirmé leur volonté d’enquêter. D’autres autorités n’ont pas répondu à cette requête. Amnistie internationale a également demandé à NSO Group de réagir, mais n’a pas obtenu de réponse.
Alors que le pays lance une réforme juridique du Système national de renseignement, la République dominicaine doit saisir cette opportunité de mettre en œuvre un cadre réglementaire respectueux des droits. Dans l’attente, il faut instaurer un moratoire mondial sur l’achat, la vente, le transfert et l’utilisation des logiciels espions.
Complément d’information
La surveillance ciblée illégale viole le droit à la vie privée et peut conduire à des violations de nombreux autres droits humains, notamment les droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique. En vertu du droit et des normes interaméricains et internationaux, toute ingérence de l’État dans le droit à la vie privée doit être légale, nécessaire et proportionnée, et doit servir un objectif légitime. Le fait de cibler des journalistes ou des défenseur·e·s des droits humains en raison de leur travail n’est jamais conforme au droit international des droits humains. En outre, l’utilisation de logiciels pour les espionner – en l’absence d’une transparence adéquate et d’autres garanties – suscite la peur et a un effet dissuasif sur leur capacité à travailler sans ingérence indue.
La surveillance ciblée illégale peut également avoir des effets importants sur la santé mentale. Elle peut amener ceux qui pensent être surveillés à se méfier des autres et à limiter leurs interactions, à réduire leurs cercles intimes, à éviter certains lieux, voire à changer l’école ou le logement de leur famille, par crainte d’attaques contre leurs proches en représailles de leur travail ou de leur militantisme. Bien souvent, la surveillance d’une personne met également en lumière les informations personnelles des membres de son réseau, et peut donc soulever des inquiétudes quant au bien-être de ses collègues, amis, parents et même de ses sources. En ce sens, la surveillance illégale peut avoir des répercussions sur le droit à la santé des personnes visées et de leur entourage.
En 2022, le Security Lab d’Amnistie internationale a effectué une analyse indépendante des données techniques d’un échantillon d’individus identifiés comme des cibles potentielles de Pegasus en République dominicaine, dont des journalistes et des défenseur·e·s des droits humains, dans le cadre de l’enquête plus générale menée sur la surveillance illégale.
En 2021, Amnistie internationale a fourni le soutien technique pour le Projet Pegasus, qui a identifié au moins 25 journalistes mexicains ayant été désignés comme cibles en l’espace de deux ans.
Le Security Lab d’Amnistie internationale a aussi examiné à titre de pairs l’enquête menée conjointement par Citizen Lab et Access Now, publiée en janvier 2022, et vérifié de manière indépendante les éléments techniques et scientifiques montrant que Pegasus a été utilisé à grande échelle pour espionner des journalistes et des membres d’organisations de la société civile au Salvador.
NSO Group affirme vendre ses produits uniquement aux organismes gouvernementaux, déclarant sur son site Internet : « Les produits de NSO sont utilisés exclusivement par des organismes gouvernementaux de renseignement et d’application des lois en vue de combattre le crime et le terrorisme. » Cette affirmation est clairement contredite par ces nouvelles révélations sur l’utilisation de Pegasus pour cibler une nouvelle fois un journaliste.