Article d'opinion de France Isabelle Langlois : Roxham, le chemin de la déshumanisation
Article d'opinion de France-Isabelle Langlois, directrice générale d'Amnistie internationale Canada Francophone.
Depuis plusieurs jours, le chemin Roxham est à nouveau au cœur des débats. Ce faisant, on oublie que l’on parle d’êtres humains, parmi les plus mal pris que compte l’humanité, et que le Québec et le Canada ont un devoir d’agir pour leur porter secours.
À ce propos, la teneur (comptable) de la lettre du premier ministre du Québecadressée au premier ministre du Canada fait froid dans le dos. On y exige la renégociation de l’Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS), pour pouvoir mieux repousser tout le monde vers les États-Unis, tout en mentionnant, au passage, que ces personnes sont une menace pour la survie du français au Québec. Il y est question de coûts, de problèmes de gestion, de capacité, jamais du drame humain.
L’ETPS ne doit pas être renégociée, elle doit être invalidée. La prémisse de départ de cette entente est que les États-Unis comme le Canada sont deux pays sûrs pour toute personne demandeuse d’asile. C’est ce qui fait en sorte qu’une personne demandant l’asile à un poste frontalier régulier canadien est automatiquement refoulée vers les États-Unis, où elle est d’abord arrivée et où elle doit donc faire sa demande. Or, les États-Unis ne sont pas un pays sûr. Ils ne respectent pas le principe de non-refoulement ; pratiquent couramment la détention des personnes demandeuses d’asile ; criminalisent la migration ; et ne reconnaissent pas les violences basées sur le genre comme motif valable.
C’est pour ces raisons qu’Amnistie internationale, le Conseil canadien pour les réfugiés et le Conseil canadien des Églises contestent depuis 2017 la désignation des États-Unis comme pays sûr devant les tribunaux canadiens. Nous affirmons que cette entente est contraire à la loi canadienne et aux engagements internationaux du Canada en matière de droits de la personne. La Cour fédérale a rendu sa décision en 2020 et nous a donné raison.
Elle concluait que l’ETPS violait l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés consacrant le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, et que les personnes renvoyées aux États-Unis couraient le risque d’être détenues par les services d’immigration dans des conditions qui « choquent la conscience ». Le jugement de la Cour fédérale faisait également référence aux violences basées sur le genre, que les États-Unis ne reconnaissent pas comme motif valable pour demander l’asile, contrairement au Canada.
Malheureusement, le gouvernement canadien a porté cette décision en appel. C’est ça qui doit faire l’objet de notre indignation.
Le Canada n’a pas à obtenir l’accord des États-Unis pour mettre un terme à l’ETPS (article 10.2), et l’invalidation effective de celle-ci changerait les choses. Est-ce que du jour au lendemain, il n’y aurait plus aucun passage au chemin Roxham ? Probablement pas. Mais l’attrait de celui-ci s’en verrait grandement réduit, puisque la Cour suprême a statué en 1985 que toute personne se trouvant sur le territoire canadien a droit à la protection de la Charte canadienne et à une audience complète concernant sa demande d’asile. Si ce n’était de l’ETPS, une personne se présentant à tout poste frontalier régulier et demandant l’asile serait accueillie.
Cela changerait les choses, car il s’agit d’êtres humains, qui, tout comme nous, n’ont pas particulièrement envie de se retrouver dans une situation de migration, encore moins irrégulière.
Madame Fréchette, Messieurs Legault, Blanchet et St-Pierre Plamondon, ce n’est pas le chemin Roxham le problème, mais vos propos, vos « solutions » et votre cynisme. Lesquels évoquent les discours populistes les plus éculés, qui n’ont jamais eu d’autre objectif que d’attiser la haine pour mieux manipuler les foules… et les votes.
Il y a actuellement près de 100 millions de personnes déplacées de force dans le monde ; 40 % sont en Afrique, 16 % au Moyen-Orient, et 11 % en Asie. Pour l’ensemble des Amériques, c’est 16 %, dont une majorité est vénézuélienne et se trouve en Colombie. Très peu parviennent en Europe ou en Amérique du Nord. Que 40 000 personnes aient transité par le chemin Roxham en 2022 prend une ampleur toute relative.
Cela étant dit, vous avez raison, M. Legault, lorsque vous écrivez : « Il ne s’agit pas d’un enjeu parmi d’autres ». De fait, il s’agit d’un véritable enjeu humain qui devrait nous préoccuper au plus haut point, pour des raisons strictement humanitaires. Il ne s’agit pas d’un enjeu de « respect des frontières », mais de secours à des personnes fuyant la violence, les conflits, les catastrophes, l’extrême pauvreté…
Et la solution ne réside pas dans la simple fermeture du chemin Roxham. Il n’y a pas que là que les chiffres ont explosé en 2022. Il s’agit d’un phénomène mondial, et ce, malgré tous les murs et autres fermetures de frontières. Pourquoi ? C’est la question à se poser. Les réponses sont multiples et complexes, et relèvent toutes du drame humain. Elles mettent en lumière les déséquilibres croissants entre une partie du monde, privilégiée, en position de domination, et le reste. Il n’y a pas de quoi être fiers, et tout pour se sentir concernés et responsables.
À cela s’ajoutent les méandres et la lenteur de la bureaucratie. D’une inhumanité indicible.
Mesdames et Messieurs les politiciens, tant au fédéral qu’au provincial : de quel côté de l’histoire voulez-vous vous retrouver ?
France-Isabelle Langlois, directrice générale d'Amnistie internationale Canada Francophone.