Liban. Les victimes de l'explosion du port attendent justice depuis cinq ans : il faut une enquête approfondie et sans entrave

Cinq ans après la terrible explosion au port de Beyrouth, survenue le 4 août 2020, les autorités libanaises n'ont toujours pas fait éclater la vérité ni rendu justice aux victimes et à leurs familles, ont déclaré Amnistie internationale et Human Rights Watch le 4 août 2025. Il faut absolument qu’une enquête approfondie et sans entrave soit diligentée afin d'établir la chaîne complète de responsabilités. Cette explosion, qui a fait au moins 236 morts, plus de 7 000 blessés et dévasté de vastes zones de la capitale, compte parmi les plus grosses explosions non nucléaires de l'histoire.
Malgré les appels répétés lancés au niveau national et international au cours des cinq dernières années pour que les responsables rendent des comptes, les autorités libanaises n'ont pas fait aboutir d'enquête efficace, indépendante et impartiale sur cette tragédie. La reprise de l'enquête nationale en 2025, après deux années de suspension, n'a pas encore produit de résultats concluants. Elle est entachée par les multiples obstructions et ingérences de dirigeants politiques et de représentants de l’État déterminés à échapper à la justice. Pour les familles des victimes, le fait que personne n’ait à rendre de comptes depuis si longtemps est insupportable.
« Tout retard dans la justice est un déni de justice, a déclaré Reina Wehbi, chargée de campagne sur le Liban à Amnistie internationale. Les familles des personnes tuées et blessées dans l’explosion de Beyrouth patientent depuis cinq longues années - une attente intolérable. Elles ne doivent pas endurer une année d’impunité supplémentaire. L’heure est venue de faire éclater la vérité, de rendre justice et d'établir les responsabilités. »
Au lieu de faciliter l'enquête, plusieurs responsables politiques et hauts fonctionnaires convoqués par le juge d'instruction principal, Tarek Bitar, notamment des généraux, des juges, des députés et d'anciens ministres, n’ont eu de cesse de la faire capoter. Ils ont refusé de se présenter aux séances d'interrogatoire, invoquant diverses formes d'immunité, et ont lancé une série de recours juridiques contre le juge qui ont donné lieu à plusieurs suspensions d'enquête.
En janvier 2023, lorsque Tarek Bitar a tenté de relancer l'enquête, au point mort depuis deux ans, le procureur général du Liban de l'époque, Ghassan Oueidat, que le juge avait inculpé, a décidé de le poursuivre en justice, entraînant une nouvelle suspension. Ghassan Oueidat a également ordonné la libération des suspects qui se trouvaient en détention provisoire depuis l'explosion et enjoint aux forces de sécurité et au parquet de cesser de coopérer avec le juge.
En février 2025, après une nouvelle interruption de deux ans, le juge Tarek Bitar a repris l'enquête et convoqué d'autres employés et responsables impliqués dans l'explosion. Le président nouvellement élu, Joseph Aoun, et le Premier ministre, Nawaf Salam, avaient à ce moment-là renouvelé leurs engagements politiques en faveur de l'état de droit et de la justice pour les victimes de l'explosion du port.
Cette avancée a été rendue possible en mars, lorsque le procureur général par intérim, Jamal Hajjar, a annulé les mesures imposées par son prédécesseur qui avaient de fait gelé l'enquête. Parmi les personnes convoquées, certaines, comme l'ancien Premier ministre Hassan Diab, le général Abbas Ibrahim et le général Tony Saliba, ont accepté cette décision et se sont présentées pour interrogatoire pour la première fois depuis des années. Toutefois, d'autres fonctionnaires, dont deux membres du Parlement, Ali Hassan Khalil et Ghazi Zaiter, ainsi que l'ancien procureur Ghassan Oueidat, ont refusé de se soumettre à un interrogatoire, faisant ainsi obstruction à l'enquête.
Les autorités libanaises doivent garantir une enquête exhaustive et sans entrave, ont déclaré Amnistie internationale et Human Rights Watch. Elle doit établir de manière précise les faits et les circonstances entourant l'explosion, en englobant l'ensemble de la chaîne de responsabilité, au niveau national ou international, et en déterminant si des actes criminels ou des violations des droits humains ont été commis en raison de l'incapacité de l'État à protéger des vies humaines.
Par ailleurs, il convient de prendre toutes les mesures nécessaires pour que l'enquête puisse être menée à bien sans ingérence ni obstruction indues de la part des leaders politiques, des représentants de l'État ou des suspects dans cette affaire. Il s’agit entre autres de garantir l'indépendance du pouvoir judiciaire et d'adopter les amendements requis au Code civil et au Code de procédure pénale afin de neutraliser les dispositions exploitées dans le but d’entraver les enquêtes pénales et civiles.
Si l'enquête a repris, le chemin vers la justice reste semé d'embûches politiques et juridiques. Les autorités libanaises doivent rapidement lever les obstacles qui ont maintes fois bloqué les investigations et éviter toute ingérence politique.
Dans une enquête menée en 2021, Human Rights Watch concluait que l'explosion était le résultat direct du non-respect par les autorités libanaises de leurs obligations en matière de droits humains, en particulier le droit à la vie, et pointait du doigt la possible implication de hauts fonctionnaires.
Amnistie internationale, Human Rights Watch et d'autres organisations de défense des droits humains ont recensé toute une série de lacunes procédurales et systémiques dans l'enquête nationale : ingérence politique généralisée, octroi de l’immunité à des responsables politiques de haut rang et non-respect des normes en matière de procédure régulière et d’équité des procès. D'autres pays ont également condamné à plusieurs reprises l'ingérence politique flagrante des autorités dans cette enquête, notamment par le biais d’une déclaration commune au Conseil des droits de l'homme des Nations unies en mars 2023.
« La justice dans l’affaire de l'explosion au port de Beyrouth ne concerne pas seulement l’obligation de rendre des comptes pour cette tragédie, a déclaré Ramzi Kaiss, chercheur sur le Liban à Human Rights Watch. C'est aussi un test quant à la promesse du Liban de respecter l'état de droit et les droits fondamentaux. »