Ukraine. Les couloirs humanitaires proposés aux civil·e·s fuyant les attaques russes doivent garantir leur sécurité - témoignages
Forcés à fuir les bombardements russes, les civil·e·s dont le domicile a été détruit et d’autres craignant pour leur vie doivent pouvoir avoir accès à des couloirs humanitaires sécurisés, a déclaré Amnistie internationale jeudi 10 mars.
Pour l’heure, des milliers de personnes continuent à vivre sous ces bombardements illégaux, tandis que des millions d’autres ont été déplacées de force au cours de ces deux semaines de conflit en Ukraine. L’assaut mené par les forces russes contre les populations civiles et la destruction injustifiée d’infrastructures du quotidien violent les Conventions de Genève et le droit international relatif aux droits humains, et doivent cesser.
Au minimum, des itinéraires d’évacuation sûrs doivent être proposés ; or, pour l’instant, un grand nombre de ces couloirs se sont avérés peu fiables et dangereux. L’Ukraine et la Russie ont dans un premier temps convenu le 3 mars d’établir des couloirs humanitaires pour l’évacuation des civil·e·s et l’acheminement de l’aide humanitaire, mais pour l’instant la mise en œuvre est lente et limitée. Il est urgent que les civil·e·s cherchant à se mettre à l’abri des bombardements, notamment ceux dont le domicile a été détruit, se voient proposer un passage sécurisé. Ils ne doivent en outre pas être forcés à se réinstaller sur des territoires contrôlés par la Russie.
« Des couloirs humanitaires dignes de ce nom doivent être établis avec rapidité, efficacité et précaution. Les civil·e·s ne doivent pas être exposés à des risques encore plus élevés lorsqu’ils essaient de fuir le conflit », a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnistie internationale.
« Le droit international interdit de prendre délibérément pour cible les civil·e·s et les biens de caractère civil, et de mener des attaques sans discrimination. Toutes les attaques illégales doivent cesser. La nécessité d’établir de toute urgence des couloirs humanitaires résulte directement du grave manquement de la Russie à ses obligations juridiques. Malheureusement, des couloirs humanitaires sont requis en urgence.
« Les parties au conflit doivent accorder la priorité absolue à une sortie sécurisée des civil·e·s hors des zones de conflit et vers des lieux sûrs, c’est-à-dire dans des secteurs qui ne se trouvent pas sous le contrôle de la Russie. Les forces russes doivent par ailleurs immédiatement autoriser l’acheminement d’une aide humanitaire jusqu’aux civil·e·s restés chez eux. »
Les autorités ukrainiennes ont demandé que ces itinéraires permettent aux civil·e·s de Marioupol, d’Enerhodar, de Soumy, d’Izioum et de Volnovakha, des villes lourdement bombardées, de s’échapper, et aux résident·e·s de plusieurs villes proches de Kiev - notamment Boutcha, Irpine et Hostomel - de pouvoir rejoindre la capitale. Des témoignages recueillis jusqu’à présent par Amnistie internationale auprès de civil·e·s dans plusieurs de ces lieux indiquent que ces personnes ont été empêchées de fuir par des bombardements russes incessants.
Amnistie internationale demande aux parties au conflit de s’accorder sur l’établissement de couloirs humanitaires planifiés avec soin et sécurisés, et de respecter ces accords de bonne foi ; de fournir aux civil·e·s des moyens de transport accessibles, ainsi que de leur laisser suffisamment de temps pour quitter les lieux de manière sûre, et d’autoriser des observateurs et observatrices internationaux à se rendre sur place afin de s’assurer que les évacuations se font en toute sécurité.
« Les civil·e·s doivent être protégés à tout moment. Des couloirs humanitaires sûrs et sécurisés sont indispensables, mais les attaques illégales qui tuent et blessent des civil·e·s doivent cesser immédiatement et complètement », a déclaré Agnès Callamard.
« Le droit international humanitaire interdit les attaques visant les civil·e·s et les biens de caractère civil, ainsi que les attaques menées sans discrimination et de façon disproportionnée. Les hôpitaux, les établissements scolaires et les infrastructures civiles doivent être protégés. Même les guerres ont leurs lois. »
Les parties doivent laisser des organisations humanitaires impartiales porter secours à l’ensemble des civil·e·s se trouvant dans le besoin, notamment ceux qui resteront sur place après les évacuations. Les forces russes ne doivent pas mener le type de sièges illégaux auxquels elles ont soumis des zones civiles à Grozny et en Syrie, faisant subir à la population des bombardements sans discernement, détruisant les infrastructures et laissant aux habitants·e·s pour seul choix la capitulation ou la famine. Amnistie internationale s’oppose aussi à tout projet qui exigerait des civil·e·s qu’ils se réinstallent dans des zones qu’ils considèrent dangereuses, notamment les régions ukrainiennes occupées que sont la Crimée ou le Donbass, ou encore en Russie.
Attaques à Irpine
Dimanche 6 mars, près de la ville d’Irpine, dans la banlieue de Kiev, les tirs russes ont touché un point de passage prévu pour les évacuations, tuant plusieurs civil·e·s qui essayaient de fuir.
Une femme, qui était à bord d’un convoi de 12 voitures transportant des civil·e·s au départ d’Irpine et couvertes de pancartes où était inscrit le mot « enfants », a expliqué à Amnistie internationale que le groupe a été pris pour cible par les soldats russes.
Elle a déclaré : « En deux, trois minutes [après qu’ils ont dépassé un tank détruit] les tirs ont commencé. Nous savons avec certitude qu’une femme de 30 ans est morte, et que la mère [d’une proche] est morte : elle avait 60 ans, elle était avec moi dans la voiture.
« Un éclat ou une balle est passé à deux millimètres de l’œil de mon beau-frère, [et] il a le bras cassé. Notre conducteur a un problème aux côtes. Moi, ça va, une petite plaie près de la tête, un peu de sang [...] mais dans l’ensemble je vais bien. L’autre femme, qui a perdu sa mère [...] elle est saine et sauve aussi. »
Des journalistes qui filmaient dans la zone ont signalé qu’une autre attaque russe a eu lieu alors que de nombreux civil·e·s traversaient un croisement. Quatre personnes ont été tuées, notamment une femme et deux de ses enfants. Des médias ont également fait état de tirs et de bombardements dans cette zone, soulignant que ces attaques étaient disproportionnées et menées sans discrimination, et violaient le droit international humanitaire.
« Il est impossible de fuir »
Amnistie internationale craint que certains groups ne soient confrontés à des difficultés particulières s’ils essaient d’échapper au conflit. Dans des entretiens avec des résident·e·s ukrainiens de villes menacées, l’organisation a entendu parler de personnes présentant des handicaps, de personnes âgées et de personnes souffrant de problèmes de santé éprouvant plus de difficultés que les autres à quitter aisément leur domicile, se mettre à l’abri des attaques et obtenir des soins médicaux.
Elena Kozatchenko, 38 ans, de Tchernihiv, est atteinte d’un cancer du sein et subit actuellement une chimiothérapie. Elle a déclaré : « J’ai un cancer et j’ai besoin de médicaments. J’ai eu mon dernier traitement de chimiothérapie le 23 février. Le prochain doit avoir lieu le 16 avril. J’ai besoin d’un suivi, mais ils bombardent sans arrêt le quartier où se trouve l’hôpital de cancérologie, j’ai trop peur d’y aller. »
« Je veux partir parce que rester en Ukraine [maintenant] avec mon diagnostic, c’est du suicide. [Mais] c’est impossible de partir [...] J’ai peur d’évacuer parce que je suis une cible vivante. »
De nombreuses personnes âgées menacées par le conflit sont confrontées à de grandes difficultés lorsqu’elles essaient de fuir et de se mettre à l’abri durant les attaques, et sont souvent moins disposées à quitter leur domicile, où elles ont passé des décennies, voir toute leur vie.
Rita, 64 ans, médecin généraliste à Kiev, a expliqué : « Kiev est une vieille ville, les personnes âgées, celles dont la mobilité est limitée, ne peuvent pas descendre de leur appartement jusque dans le sous-sol. Dans notre immeuble, ils voulaient couper l’électricité [la nuit] pour ne pas attirer les bombardements [...] Nous avons répondu que cela revenait à condamner à mort les personnes âgées ; si elles ne peuvent pas utiliser l’ascenseur, elles ne peuvent pas du tout quitter leur appartement. »
Un membre du conseil régional de Kiev - qui représente Irpine, Boutcha, et d’autres municipalités assiégées par la Russie - a ajouté : « Ce sont surtout [des personnes âgées] qui restent [...] C’est plus sûr pour elles de rester que de se retrouver sans argent ni nourriture, parce qu’elles sont dans leur ville natale - elles connaissent leurs voisins. Si elles partent, elles ne sont pas sûres que quelqu’un les aidera ; elles n’ont pas les moyens financiers de déménager. »
Tatiana Sobko, 70 ans, qui réside à Kiev, a dit à Amnistie internationale : « Nous ne voulons pas partir, nos enfants ont essayé de nous faire quitter notre maison à de nombreuses reprises [...] C’est chez nous, comment peut-on abandonner son foyer et partir s’asseoir quelque part à l’étranger. Comment est-ce possible ? [...] C’est notre terre et nous ne fuirons pas. »
Les personnes âgées et les personnes présentant des handicaps, ainsi que d’autres groupes susceptibles d’être confrontés à des risques et des problèmes spécifiques s’ils fuient, devraient être évacués en priorité, ainsi que le souligne le droit international humanitaire. La planification et la communication relatives aux évacuations et à des couloirs humanitaires sûrs doivent également être menées de manière inclusive, notamment en garantissant que les informations, les moyens de transport et les services soient tous aisément accessibles.
Des personnes interrogées à travers l’Ukraine ont aussi parlé à Amnistie internationale du manque d’espace et des graves pénuries de nourriture, d’eau et de médicaments. Certaines n’ont pas pu quitter leur sous-sol depuis des jours, en raison des bombardements incessants de la Russie. Elles ont également connu des coupures d’électricité et de chauffage, et une rupture des communications ayant duré plusieurs jours.