Guerre en Ukraine. Ce qu’a dit et n’a pas dit Amnistie internationale
Le 4 août dernier, Amnistie internationale (AI) émettait un communiqué de presse étoffé, informant que certaines tactiques de l’armée ukrainienne mettaient en péril les populations civiles, et demandant aux autorités concernées de revoir celles-ci. Leur rappelant, que tout agressés qu’ils soient sans conteste dans cette guerre, ils ont l’obligation de respecter le droit international humanitaire (DIH, aussi appelé droit de la guerre) en toutes circonstances. Des critiques n’ont pas tardé, d’autant que dans les heures suivant la communication, la directrice d’AI Ukraine faisait une publication se dissociant du communiqué, et démissionnait peu après.
Que s’est-il passé ?
Le 24 février, la Russie a envahi l’Ukraine. Le 1er mars, Amnistie internationale qualifiait celle-ci de crime d’agression de la part de la Russie. Une première en plus de 60 ans d’histoire. C’est la première fois que l’organisation condamnait nommément l’agresseur dans un conflit armé.
Dans les jours précédant le 24 février 2022, Amnistie internationale a émis plusieurs communications condamnant les intentions de la Russie d’envahir son voisin. Dans les heures qui ont suivi l’agression, les équipes d’Amnistie étaient à pied d’œuvre et enquêtaient déjà sur les violations de droits humains. Le 25 février, et à plusieurs reprises depuis, Amnistie a condamné l’utilisation de tactiques et d’armes prohibées par les forces russes, de même que le fait qu’elles ciblaient sans discrimination les civils. Le 6 mai, Amnistie émettait un rapport d’enquête où elle qualifiait plusieurs des agissements des forces russes de crimes de guerre.
Amnistie a continué d’enquêter, de documenter, de communiquer, d’alerter l’opinion publique et d’interpeler la communauté internationale pour qu’elle agisse et prenne des mesures à l’égard de la Russie en vue de la protection des civils, qu’une résolution au conflit soit trouvée le plus rapidement possible et que les coupables de crimes de guerre soient traduits devant la justice.
Pendant tous ces mois, les chercheurs d’Amnistie ont amassé des centaines de témoignages sur le terrain. L'équipe a également constaté que les tactiques de combats ukrainiennes mettaient en danger la population civile, ce qui a donné lieu, après quatre mois de recherches, d’enquêtes et de constats, au communiqué de presse étoffé du 4 août 2022.
Ce faisant, AI n’a pas failli à sa mission. L’indépendance, l’impartialité et les exigences strictes en matière de preuves sont les principes fondateurs sur lesquels se base tout le travail de notre organisation, qui est la plus importante organisation de défenses des droits humains dans le monde. Le contenu (le fondement) de notre communiqué est véridique, et se doit d’être rapporté. Des experts en DIH se sont prononcés ces dernières semaines à ce propos. Ces personnes ont toutes émis quelques réserves relativement au manque de contextualisation et de nuances juridiques, notamment en raison du format choisi qui ne permet pas cela. Mais ces experts ont aussi et surtout souligné la crédibilité d’Amnistie sur ces questions, rappelant au passage que le droit international humanitaire s’applique à toutes les parties à un conflit armé, même celle qui est agressée, et que contrairement à ce qui a circulé, Amnistie ne met à aucun moment l’Ukraine et la Russie dos à dos.
Les mêmes constats avaient été faits et communiqués par l’Organisation de la sécurité et de la coopération européenne (OSCE), le Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies et Human Rights Watch.
Si le constat fait par AI sur certaines tactiques de l’armée ukrainienne pouvant mettre en péril les civils se doit d’être fait, les questions légitimes qui nous sont posées sont à savoir si cela devait être fait publiquement, de cette façon, à ce moment ? Y avait-il des alternatives ? Y avait-il des étapes préalables ? Davantage de précautions à prendre ?
Amnistie est habituée à la contestation. Toutes les parties à un conflit, quelles qu'elles soient, lorsque critiquées sur leur non-respect des droits humains ou du DIH, nous accusent de faire le jeu qui de l’agresseur, qui des « terroristes ». Ce qu’Amnistie a à dire est souvent d’une grande gravité, et ne se base strictement que sur le droit international des droits humains, dont le DIH, et peu importe nos allégeances.
Toutefois, dans le cas présent, c’est différent. Des critiques sont venues de l’interne et des dissentions se sont retrouvées sur la place publique. Normalement, nous devrions avoir des processus qui nous parent contre toute dissension publique.
Amnistie a cependant rapidement réagi, par la voix de notre secrétaire générale, Agnès Callamard. Nous avons reconnu et regretté le manque de contextualisation du communiqué étoffé, de même que la faiblesse du cadre et du format. Nous avons également regretté de ne pas avoir fourni davantage d’analyse juridique. Nous aurions dû mieux anticiper le contre-coup et mieux nous y préparer. Nous aurions surtout dû nous assurer que l’équipe d’AI Ukraine, à commencer par sa directrice, soient totalement à l’aise avec cette communication, le moment et la manière dont elle était faite publiquement. Normalement, cela va de soi. Apparemment, pas cette fois. C’est sans doute là que le bât blesse le plus. Peut-être davantage que la communication du 4 août, ce qui s’en est suivi a été préjudiciable.
Personne ne se réjouit de ce constat. Nous cherchons à comprendre, pour apprendre et éviter que des telles situations se répètent dans le futur. Pour ce faire, un examen interne a été demandé par le Bureau international (conseil d’administration) d’AI, et est en cours, appuyé par des experts indépendants.
Avant de terminer, il importe ici de mentionner que dès le 24 février, nous nous sommes mobilisés pour porter secours et assistance à nos collègues non seulement d’AI Ukraine, mais également d’AI Russie, afin qu’ils et elles puissent se réinstaller ailleurs en Europe et continuer de faire leur travail, à distance.
Enfin, plusieurs commentateurs ont laissé entendre que s'agissant d’une guerre se déroulant en sol européen, le travail d’AI devrait être différent ou se faire différemment. Européens et Nord-Américains, nous nous sentons d’une manière ou d’une autre partie prenante de ce conflit, et nous sommes tous du côté de l’agressé. Il nous est difficile, voire inconcevable, d’imaginer que l'agressé puisse aussi mettre en péril les populations civiles. Pour autant, une organisation comme Amnistie internationale ne peut se permettre de réserver un traitement différent que celui qu’elle accorde à tout autre conflit dans toute autre région du monde.
France-Isabelle Langlois
Directrice générale