Dix ans après, il importe plus que jamais de rendre justice aux Syrien·ne·s
Il est temps que le Conseil de sécurité de l’ONU surmonte sa paralysie due aux vétos et pousse à la mise en œuvre de l’obligation de rendre des comptes pour les violations des droits humains commises, afin que les auteurs de ces crimes soient déférés à la justice, a déclaré Amnistie internationale à la veille du 10e anniversaire du conflit, le 15 mars.
Depuis que des manifestations pacifiques ont éclaté à Damas en 2011, les forces gouvernementales syriennes, et par la suite les groupes armés d’opposition, avec le soutien de leurs alliés, ont soumis des millions de civil·e·s à des attaques aériennes et terrestres illégales, à des détentions arbitraires généralisées et systématiques, à des actes de torture ayant conduit à des morts en détention, à des disparitions forcées, à des sièges entraînant des famines et à des déplacements forcés.
Au cours des 10 dernières années, la Russie et la Chine ont opposé à 15 reprises au moins leur veto à des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU visant à empêcher les violations commises en Syrie.
« Les membres du Conseil de sécurité de l’ONU disposent du pouvoir et du mandat requis pour aider les civils en Syrie. Mais ils ont complétement manqué à leur devoir envers eux. Depuis 10 ans, les responsables de terribles violations, dont des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, continuent d’infliger d’immenses souffrances à la population et échappent à la justice, a déclaré Lynn Maalouf, directrice adjointe pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnistie internationale.
« La Russie et la Chine sont coutumières d’une utilisation abusive de leur droit de veto pour restreindre l’acheminement transfrontalier d’une aide humanitaire vitale, bloquer la saisine de la Cour pénale internationale de la situation en Syrie et bloquer les résolutions qui imposeraient des embargos sur les armes ou des sanctions ciblées contre des personnes appartenant aux divers camps en présence et responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. »
La Russie, tout comme l’Iran et la Turquie, ont apporté leur soutien aux parties au conflit responsables d’atrocités en Syrie, leur permettant ainsi de continuer à piétiner les droits humains. La Russie et les États-Unis ont directement participé au conflit armé : la Russie a mené des attaques illégales aux côtés du gouvernement syrien et les États-Unis ont dirigé la coalition qui a combattu le groupe armé État islamique à Raqqa et dans d’autres régions et s’est livrée à des destructions généralisées découlant d’attaques illégales.
« Depuis bien trop longtemps, les États privilégient sans vergogne les affiliations et les intérêts politiques au détriment de la vie de millions d’enfants, de femmes et d’hommes. Et l’histoire d’horreur se poursuit en Syrie, sans perspective de fin, a déclaré Lynn Maalouf.
« Il est grand temps que les puissances qui soutiennent les forces sur le terrain réalisent qu’elles ne peuvent continuer d’ignorer la justice et l’obligation de rendre des comptes, si elles veulent préserver l’espoir d’un avenir sûr et digne pour le peuple de Syrie. »
Lueurs d’espoir pour la justice
En 2016, à la suite d’échecs successifs au Conseil de sécurité de l’ONU, l’Assemblée générale de l’ONU a instauré un mécanisme international chargé d’enquêter sur certains des crimes les plus graves relevant du droit international commis en Syrie depuis mars 2011 et d’engager des poursuites. Il offre aux Syriens une première porte ouverte vers la justice, en favorisant l’ouverture de poursuites devant les tribunaux nationaux en vertu du principe de compétence universelle.
Après 10 ans d’immobilisme, ces derniers mois ont vu briller les premières lueurs d’espoir de justice. En février, un représentant du régime syrien a été déclaré coupable de crimes contre l’humanité en Allemagne, et c’est une première. Eyad al Gharib, membre des forces de sécurité syriennes, a été condamné à quatre ans et demi de prison pour sa complicité dans la torture de manifestant·e·s arrêtés à Damas.
Le 4 mars 2021, le Canada a sollicité la tenue de pourparlers officiels, aux termes de la Convention des Nations unies contre la torture afin d’amener le régime syrien à rendre des comptes pour les violations des droits humains commises. Les Pays-Bas avaient fait une requête similaire en 2020.
« Sans justice, le cycle d’effusion de sang et de souffrance en Syrie n’est pas prêt de s’arrêter. Une poignée d’États montre le chemin en prenant des mesures cruciales vers la justice, il est temps que d’autres leur emboîtent le pas », a déclaré Lynn Maalouf.
La situation en Syrie demeure bien sombre. Les civils dans le nord-ouest du pays, y compris dans le gouvernorat d'Idlib, dans l'ouest du gouvernorat d'Alep et dans le nord-ouest du gouvernorat d'Hama, sont confrontés à la menace imminente d’une nouvelle vague d’hostilités, tandis que l’insécurité et la répression à Deraa et Sweida, dans le sud de la Syrie, se traduisent par des arrestations, des disparitions forcées et des homicides illégaux.
Le gouvernement syrien restreint l’accès des organisations d’aide humanitaire aux zones qu’il contrôle, exacerbant une crise économique et humanitaire déjà profonde. En parallèle, les groupes armés d’opposition, avec l’appui de la Turquie et d’Hayat Tahrir al Sham, continuent de se livrer à des détentions arbitraires, à des actes de torture et des mauvais traitements, ainsi qu’à des enlèvements dans le nord de la Syrie.
Une décennie de crimes de guerre
Tout au long du conflit, le gouvernement syrien et les groupes armés d’opposition ont à maintes reprises bafoué le droit international humanitaire.
Les forces gouvernementales syriennes, responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, ont procédé à des attaques illégales, tuant et blessant des dizaines de milliers de civils et endommageant des bâtiments civils, dont des hôpitaux, des écoles et des habitations. Elles ont utilisé des armes explosives imprécises, notamment des barils d'explosifs et des bombes à sous-munitions interdites par le droit international, et même des armes chimiques.
Dans certains cas, des attaques illégales ont été commises par l’aviation russe et avec son appui.
La coalition dirigée par les États-Unis a mené des frappes aériennes dans le cadre d’une campagne de bombardement de quatre mois contre l’État islamique à Raqqa. Ces frappes, menées pour certaines en violation du droit international humanitaire, ont fait des centaines de morts et de blessés parmi la population civile et détruit des habitations et des infrastructures civiles.
Le gouvernement syrien a également détenu de manière arbitraire et fait « disparaître » de force des dizaines de milliers de personnes qui avaient exercé pacifiquement leurs droits, dont des avocat·e·s, des défenseur·e·s des droits humains, des journalistes, des travailleurs et travailleuses humanitaires et des militant·e·s politiques. Les personnes détenues le sont dans des conditions inhumaines et sont couramment soumises à la torture, ce qui a donné lieu à des milliers de morts en détention.
Les groupes armés d’opposition ont aussi enlevé des personnes dans les zones qu’ils contrôlent, leur infligeant torture et autres formes de mauvais traitements, et taisant le sort qui leur était réservé et le lieu où elles se trouvaient.
Toutes les parties au conflit se sont livrées à des homicides illégaux.
Amnistie internationale demande au gouvernement syrien et à tous les groupes armés d’opposition de libérer immédiatement toutes les personnes maintenues en détention arbitraire et de révéler ce qu’il est advenu de toutes les victimes de disparitions forcées, qu’elles aient été enlevées ou se trouvent en détention. En outre, il doit permettre à des observateurs indépendants de se rendre sans restriction dans tous les lieux de détention et aux proches et aux avocats des détenus de bénéficier d’un accès raisonnable.
En outre, le groupe armé se désignant sous le nom d’État islamique (EI), Hayat Tahrir al Sham et d’autres groupes armés d’opposition soutenus par la Turquie et les pays du Golfe ont commis des crimes de guerre et des violations des droits humains. Les coalitions de groupes armés soutenus par la Turquie ont mené des attaques illégales dans les zones contrôlées par les Unités de protection du peuple kurde, alias l’YPG. L’YPG, qui fait désormais partie des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis, est responsable de déplacements forcés de civils et de destructions de logements.
Depuis le début du conflit, des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays et vivent dans des camps ou dans des chantiers, dans des conditions effroyables, où les denrées essentielles comme la nourriture et les médicaments manquent. Au moins cinq millions de personnes ont fui la Syrie, la plupart vers des pays voisins où elles sont en butte aux restrictions pour accéder à des services ou obtenir une aide – et beaucoup se retrouvent dans le dénuement.