• 21 Juil 2021
  • Canada
  • Communiqué de presse

Obligations du Canada en matière de droits humains pour l'accès universel aux vaccins contre la COVID-19

Le très honorable Justin Trudeau, C.P., député Premier ministre du Canada
80 rue Wellington
Ottawa, ON K1A 0A2
Canada

OBJET : OBLIGATIONS DU CANADA EN MATIÈRE DE DROITS HUMAINS POUR L’ACCÈS UNIVERSEL AUX VACCINS CONTRE LA COVID-19

Monsieur le Premier ministre Trudeau,

Nous vous écrivons au nom d’Amnistie internationale à propos des obligations du Canada en matière de droits humains quant à l’urgent besoin de garantir un accès mondial équitable aux vaccins. Amnistie internationale s’inquiète particulièrement du fait que la position neutre du Canada sur une dérogation temporaire à l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant le commerce (ADPIC) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et son incapacité à réformer le Régime canadien d’accès aux médicaments (RCAM) pour permettre aux fabricants d’élargir l’offre mondiale de vaccins contre la Covid-19 constituent un manquement à ses obligations internationales en matière de droits humains.

LE CANADA ET L’ACCÈS MONDIAL AUX VACCINS CONTRE LA COVID-19

L’engagement du Canada de contribuer 1,3 milliard de dollars au dispositif pour accélérer l’accès aux outils de lutte contre la COVID-19 (l’Accélérateur ACT) de l’Organisation mondiale de la santé et à son mécanisme COVAX, qui vise à accroitre l’accès mondial aux vaccins contre la Covid-19, en particulier dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, est une mesure bienvenue. Or, le soutien financier ne peut à lui seul protéger le droit à la santé de millions de personnes dans le monde. Depuis sa première livraison en février 2021, le COVAX a déjà failli à son échéancier de livraison des vaccins prévu dans de nombreux pays et a annoncé, le 26 juin, qu’il n’avait aucune dose des vaccins AstraZeneca, Serum Institute of India ou Johnson & Johnson en stock. Cette grave pénurie mondiale survient au moment où des milliers de doses de vaccin arrivent à échéance ici, au Canada.

La redistribution de vaccins par les pays à revenu élevé comme le Canada, qui a acheté assez de doses pour vacciner cinq fois son pays, est loin d’être suffisante et les délais de livraison restent flous. La seule façon de réduire l’inégalité mondiale dans l’accès aux vaccins contre la Covid-19 est d’augmenter l’offre en développant leur fabrication. Plusieurs efforts pour y parvenir sont en cours, mais sont entravés par le refus des sociétés pharmaceutiques, des instituts de recherche, des agences de financement et autres de partager leurs connaissances et technologies, ainsi que par l’incapacité des États à créer les conditions nécessaires pour augmenter la capacité de production mondiale de ces vaccins. Les ratés des gouvernements, notamment le manque de coopération internationale, ont creusé les profondes inégalités qui mettent en danger des millions de vies. Amnistie internationale demande instamment au Canada de prendre des mesures précises pour honorer ses obligations internationales en matière de droits humains.

OBLIGATIONS DU CANADA EN MATIÈRE DE DROITS HUMAINS INTERNATIONAUX

Le Canada a signé́ et ratifié tous les traités internationaux sur le droit au plus haut niveau possible de santé physique et mentale (droit à la santé), tel qu’inscrit dans plusieurs instruments internationaux de droits humains, dont le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). De même, l’article 15 du PIDESC établit le droit de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications (droit à la science)[1]. En ce qui concerne sa mise en œuvre, le PIDESC indique clairement que les gouvernements doivent « agir, tant par leur effort propre que par l’assistance et la coopération internationales, notamment sur les plans économique et technique, au maximum des ressources dont ils disposent, en vue d’assurer progressivement le plein exercice » de ces droits[2].

L’instance qui interprète le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC), a clairement indiqué que l’obligation des États englobe la prévention, le traitement et le contrôle des épidémies et autres maladies en mettant à disposition les technologies appropriées, et en mettant en œuvre ou en renforçant les programmes d’immunisation et autres stratégies pertinentes[3]. En outre, ces mesures sont des « obligations de priorité comparable » aux obligations fondamentales du droit à la santé, de sorte que les États ne peuvent justifier leur non-respect[4]. En résumé, l’accès aux vaccins fait partie des obligations fondamentales comparables de l’État, car ils jouent un rôle essentiel dans la lutte contre les maladies transmissibles.

Dans le contexte de la Covid-19, le CDESC a expressément souligné que « les pandémies sont un parfait exemple de la nécessité d’une coopération scientifique internationale pour faire face aux menaces transnationales »[5], et que toutes les personnes devraient avoir un accès égal aux applications des progrès scientifiques, sans discrimination[6]. Autre point tout aussi crucial, le CDESC a réitéré que les États doivent assumer des obligations extraterritoriales pour soutenir les autres États et leur permettre de remplir leurs obligations en matière de droits humains. Cela peut prendre la forme de mesures proactives visant à aider d’autres États à faire respecter le droit à la santé, mais aussi de s’abstenir d’entraver les efforts que d’autres gouvernements pourraient déployer à cette fin. Autrement dit, tous les gouvernements doivent coopérer pour garantir l’accès aux vaccins contre la Covid-19 dans le monde entier, ce qui implique de procéder aux ajustements nécessaires des lois, politiques et pratiques en matière de propriété intellectuelle pour s’assurer qu’elles ne freinent pas l’accès aux produits de santé contre la Covid-19 pour tous les peuples du monde.

SOUTENIR LA DÉROGATION DE L’OMC ET MODIFIER L’ACCÈS DU RÉGIME CANADIEN D’ACCÈS AUX MÉDICAMENTS (RCAM)

Amnistie internationale se réjouit de l’engagement du Canada dans la discussion sur la dérogation temporaire à certaines obligations de l’Accord sur les ADPIC de l’OMC. Nous continuons toutefois d’inciter votre gouvernement à soutenir publiquement et pleinement cette initiative et sommes particulièrement préoccupés par la position actuelle du Canada, selon laquelle l’actuel Accord sur les ADPIC est suffisamment souple pour répondre à la crise mondiale du vaccin contre la Covid-19 par le biais du système actuel de licences obligatoires. Or, cette position a été mise à mal parce que le Canada n’est pas parvenu à coopérer avec la société pharmaceutique canadienne Biolyse, qui tentait récemment d’utiliser les licences obligatoires pour élargir l’accès aux vaccins contre la Covid-19 et produire une version biosimilaire du vaccin Johnson & Johnson : conformément à l’article 31bis de l’Accord sur les ADPIC de l’OMC, une licence obligatoire permet de produire et d’exporter des produits de santé vers des pays qui n’ont pas la capacité de les fabriquer localement.

Il est clair que le Canada n’est pas contre l’octroi de licences obligatoires ou l’adaptation des droits de propriété intellectuelle pour son propre usage national. En effet, au début de la pandémie, en mars 2020, dans le cadre de la loi sur l’intervention d’urgence Covid-19, le Canada a modifié sa loi sur les brevets comme suit : « Article 19.4 (1) Le commissaire autorisera, à la demande du ministre de la Santé, le gouvernement du Canada et toute personne indiquée dans la demande à fabriquer, construire, utiliser et vendre une invention brevetée dans la mesure nécessaire pour répondre à l’urgence de santé publique décrite dans la demande ». Le Canada est intervenu rapidement pour s’assurer que les droits de propriété intellectuelle n’entravent pas le droit à la santé au niveau national, et c’est louable, mais on comprend mal pourquoi le Canada ne soutient pas pleinement la dérogation temporaire de l’ADPIC ou la demande de Biolyse, qui permettraient de surmonter de tels obstacles sur le plan international.

Dans ce contexte, Amnistie internationale craint que le Canada ne parvienne pas à adapter sa législation nationale pour remédier à l’inégalité d’accès aux vaccins contre la Covid-19 dans le monde. Depuis mars 2021, la société pharmaceutique canadienne Biolyse tente en vain d’obtenir une licence obligatoire dans le cadre du Régime canadien d’accès aux médicaments (RCAM), conformément aux règles de l’OMC. Si elle lui était accordée, Biolyse pourrait produire jusqu’à 20 millions de doses par an et fournir à la Bolivie les 15 premiers millions nécessaires pour inoculer l’ensemble de la population adulte du pays. Or, il appert que les vaccins contre la Covid-19 n’ont pas été inclus dans l’annexe 1 de la Loi sur les brevets du Canada, une liste de produits admissibles à une licence obligatoire en vertu du RCAM. Par conséquent, Biolyse n’a pu aller de l’avant. Entretemps, la Bolivie compte près du double des décès rapportés au Canada (1500 contre 700 par million d’habitants) et seuls 6% de sa population sont entièrement vaccinés, comparativement à plus de 55% de la population canadienne. Cette inégalité est universelle : les pays à revenu élevé ou moyen supérieur ont acquis 85% des doses de vaccin, tandis que ceux à faible revenu n’ont pu en administrer que 0,3%.

Comme vous le savez, un produit peut être ajouté à l’annexe 1 s’il « peut remédier aux problèmes de santé publique touchant les nombreux pays en voie de développement et les moins développés, en particulier ceux résultant du VIH/SIDA, de la tuberculose, du paludisme et d’autres épidémies ». Compte tenu de l’ampleur de la pandémie de Covid-19, et de la rapidité et de la promptitude avec lesquelles le Canada a modifié sa législation nationale pour permettre la fabrication de produits de santé contre la Covid-19 à des fins nationales, il est difficile de comprendre pourquoi le Canada n’a pas encore modifié l’annexe 1 pour y inclure ceux destinés à l’exportation. Pour s’assurer que le Canada respecte ses obligations internationales en matière de droits humains, Amnistie internationale exhorte le Canada à ajouter immédiatement la Covid- 19 à l’annexe 1 de la Loi sur les brevets, pour permettre l’augmentation de la capacité de fabrication des produits de santé concernés au Canada.

RECOMMANDATIONS

En résumé, Amnistie internationale exhorte le Canada à s’acquitter immédiatement de ses obligations internationales en matière de droits humains, par les recommandations suivantes, afin de garantir au plus grand nombre de personnes dans le monde la disponibilité et l’accessibilité des vaccins contre la Covid-19 à un coût abordable :

  • Modifier l’annexe 1 de la Loi sur les brevets immédiatement, sans délai, tel que recommandé par les ministres de la Santé et de l’Industrie, avec le soutien du Premier ministre;
  • Soutenir fermement et publiquement la dérogation temporaire à l’accord ADPIC de l’OMC, comme moyen d’appuyer les initiatives qui augmentent l’accès mondial aux produits de santé contre la Covid-19;
  • Veiller à ce que Johnson & Johnson coopère pleinement au processus d’homologation en partageant ses connaissances et sa technologie pour permettre la production de ces vaccins le plus rapidement possible;
  • Soutenir les mécanismes de partage des connaissances et technologies, tels que le Groupe d’accès aux technologies de lutte contre la COVID-19 (C-TAP) et le centre de transfert de l’ARNm, en encourageant les licences ouvertes et non exclusives qui incluent le transfert de technologie.

Après la pandémie, le rétablissement juste envers tous et toutes passera nécessairement par un accès universel et équitable aux vaccins contre la Covid-19. Amnistie internationale vous prie de veiller à ce que le Canada mette en œuvre des solutions fondées sur les droits humains pour mettre fin à la Covid-19 pour toutes les personnes, peu importe où elles vivent. Merci de l’attention immédiate que vous porterez à cette lettre. Nous attendons vivement votre réponse pour la publier sur le site web d’Amnistie internationale.

Avec l’expression de nos sentiments distingués,

Agnès Callamard
Secrétaire générale
Secrétariat international

Ketty Nivyabandi
Secrétaire générale
Amnistie internationale Canada anglophone

France-Isabelle Langlois Directrice générale
Amnistie internationale Canada francophone

CC:
L’honorable François-Philippe Champagne, C.P., député, Ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie
L’honorable Patty Hajdu, C.P., députée, Ministre de la Santé
L’honorable Marc Garneau, C.P., C.C., C.D., député, Ministre des Affaires étrangères
L’honorable Karina Gould, C.P., députée, Ministre du Développement international

 

[1] Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC)], GC 25, sur la science et les DESC (article 15 (1) (b), (2), (3) et (4) du PIDESC, E/C.12/GC/25, 30 avril 2020, para 45.

[2] PIDESC, Article 2.1.

[3] CDESC, GC 14, article 12.2(c), paras 16, 44.

[4] CDESC, GC 14, paras 43, 44, 47. Le paragraphe 47 stipule que les « obligations fondamentales » dont il est question dans le paragraphe 43 sont non aliénables.

[5] CDESC, « Statement on the Coronavirus Disease (Covid-19) Pandemic and ESCR », E/C.12/2020/1, 17 avril 2020.

[6] CDESC, GC 25, para 17.