Les oubliés de la province de Cabo Delgado
David Matsinhe, Amnistie internationale
Dans la province mozambicaine de Cabo Delgado, les expropriations de terres, l’appauvrissement, la guerre, les catastrophes naturelles et les violations des droits humains infligent des souffrances indicibles à la population, qui peine à entrevoir la fin de son calvaire.
Comme le suggère le surnom de la province « Cabo Esquecido » (le Cap oublié), la majeure partie de la région n’a guère reçu d’attention de la part du gouvernement central depuis l’indépendance en 1975. Blotti à 2 000 kilomètres de là dans la baie de Maputo, le gouvernement du Mozambique ignore, néglige et marginalise la province sur le plan économique et social. Depuis 40 ans, il s’abstient de protéger, de promouvoir et de réaliser les droits économiques et sociaux de la population de Cabo Delgado. Il a peu investi dans les domaines de l’éducation, des services de santé, de l’eau et de l’assainissement, des transports publics et des réseaux de télécommunication. Sur les 10 provinces du pays, le Cabo Delgado se place au dernier rang en ce qui concerne les indicateurs du développement humain.
Depuis 40 ans, le gouvernement du Mozambique n’a pas réussi à mettre en place une administration efficace dans le Cabo Delgado qui aurait permis de respecter, de protéger et de réaliser les droits de ses habitant·e·s, notamment leurs droits à la santé, à l’éducation, à l’alimentation, à l’eau et à l’assainissement. En conséquence, la population de cette province doit se contenter de ses terres et de ses ressources naturelles pour se nourrir et compter sur l’entraide pour ce qui est de la santé, de l’eau et de l’assainissement. Quant à l’éducation, les communautés s’en remettent principalement à l’enseignement des religieux musulmans dans les mosquées.
Depuis des siècles, les terres, les fleuves, les lacs et la mer fournissent l’essentiel : la nourriture (cultivée et sauvage), l’énergie (le bois de chauffage), les plantes médicinales et l’eau.
Après 40 ans d’absence, le gouvernement souhaite pour la première fois s’occuper des communautés rurales de la province après la découverte de vastes gisements de ressources naturelles. L’ensemble de la province de Cabo Delgado regorge de ressources – rubis, or, bois, flore et faune, graphite et gaz naturel notamment. Le gouvernement de Maputo ne vient pas en paix avec des écoles, des hôpitaux, des routes, des ponts, des réseaux de télécommunications, il arrive en force pour expulser violemment les habitants de leurs terres et accéder à l’océan, faisant peu de cas de la vie et de la dignité humaines.
Exemple frappant de son mépris pour la province, il a accordé des concessions à des compagnies minières pour l’ensemble du district de Montepuez, privant les habitants des terres qu’ils cultivent pour se nourrir. En 2018, des autorités au niveau local ont déclaré à Amnistie internationale qu’en octroyant la surface de tout le district à des compagnies minières, sans rien laisser à la population, le gouvernement central semait le mécontentement politique : « Nous ne savons pas où nous allons mettre les gens, parce qu’il n’y a plus de terres. » Les terres fournissaient l’eau, les cultures, la nourriture sauvage, les plantes médicinales, des rubis pour les revenus et des matériaux de construction ; il est désormais impossible d’y accéder en raison de l’octroi des concessions aux compagnies minières.
Pendant des années, les rubis de Montepuez ont également été une source de revenus pour les jeunes de Cabo Delgado. Après l’octroi des licences minières par le gouvernement, des forces de sécurité étatiques et privées ont expulsé violemment des milliers de mineurs informels des mines de rubis du secteur et ont remis les terres aux compagnies minières internationales.
Malgré de multiples allégations de graves atteintes et violations des droits humains, le gouvernement n’a rien fait pour que justice soit rendue. Il a fallu faire appel à la justice britannique pour obtenir que la Montepuez Ruby Mining indemnise les plaignants.
Le cabinet d’avocats Leigh Day, basé à Londres, a représenté 273 habitant·e·s de Montepuez qui se sont plaints d’avoir subi de graves atteintes aux droits humains dans le cadre ou en marge des opérations minières de la Montepuez Ruby Mining. Si l’entreprise a nié toute responsabilité pour ces allégations, elle a reconnu des cas de violences sur sa concession. Les autorités de la province, au lieu d’agir en complément de la décision de la cour britannique, ont cherché à saboter le processus d’indemnisation en intimidant les requérants. Le 20 août 2019, le procureur général avait autorisé Leigh Day à travailler avec les plaignants dans le Cabo Delgado. Pourtant, sans aucune explication, en octobre, le gouvernement est revenu sur cette décision et a ordonné aux avocats de Leigh Day de quitter le pays sur-le-champ. Parallèlement, les forces de sécurité ont affirmé que les fonds versés aux plaignants étaient destinés à al Shabab. La débâcle des rubis de Montepuez a suscité une énorme colère et un mécontentement politique parmi la population.
Depuis octobre 2017, les districts nord de la province de Cabo Delgado sont le théâtre de violences meurtrières imputables à des groupes de jeunes armés connus localement sous le nom d’al Shabab. Ils donnent libre cours à leur frénésie meurtrière, décapitant et démembrant leurs victimes, incendient des villages, pillent nourriture et biens. Le bilan s’élèverait à ce jour à plus de 1 000 morts. Certains assaillants seraient d’origine étrangère, mais la plupart sont des jeunes qui n’ont plus d’espoir et se sentent lésés, et ont une parfaite connaissance de la géographie locale. Certains éléments laissent à penser que des centaines de mineurs informels en colère expulsés de Montepuez ont rejoint les rangs des insurgés.
De son côté, le gouvernement a réagi avec violence, contre les insurgés mais aussi contre les habitants accusés de les soutenir. On ignore combien d’entre eux ont ainsi été kidnappés et ont « disparu ». Certains ont été retrouvés morts après avoir été enlevés par les forces de sécurité gouvernementales. Celles-ci ont également lancé une offensive contre la liberté d’expression et la liberté de la presse. Les journalistes et les chercheurs qui tentent de dénoncer les violences sont harcelés, intimidés, arrêtés, détenus et torturés.
Ces violences ont engendré une crise humanitaire. Plus de 200 000 personnes ont fui leur foyer pour se réfugier dans des localités plus sûres. Des centaines de personnes déplacées arrivent chaque jour à Pemba, où elles n’ont pas de logement, manquent de nourriture et d’eau, et sont harcelées par les forces de sécurité qui les accusent de cacher des insurgés parmi elles.
La COVID-19 aggrave la situation précaire de la population de Cabo Delgado. La région est désormais l’épicentre de la pandémie dans le pays. Le 12 mai, on comptabilisait 104 cas de COVID-19 au Mozambique, dont 74 ou 77 % au Cabo Delgado. Le gouvernement n’a pas pris les mesures décisives nécessaires afin de protéger le droit à la santé.
Le Cabo Delgado s’est à peine remis du cyclone Kenneth, qui a dévasté la province il y a un peu plus d’un an, semant la destruction, la mort et la souffrance. Nombreux sont ceux qui ont perdu leur maison, leurs récoltes et leurs biens. En outre, lors de la dernière mousson, les fortes pluies ont détruit les ponts et les cultures, favorisant la faim et isolant encore davantage les habitants. Les besoins humanitaires générés par ces catastrophes naturelles n’ont pas été pris en charge. Ces désastres naturels, les expropriations de terres et la guerre aggravent la situation économique et sociale dans le Cabo Delgado. Les habitants se retrouvent à la rue, s’appauvrissent et crient famine.
Sans plus attendre, le gouvernement du Mozambique doit garantir la sécurité et protéger la population de la province de Cabo Delgado contre les violences persistantes, et mettre en place des mesures efficaces en vue d’endiguer la propagation de la COVID-19, avant que le bilan ne s’alourdisse.
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