Usage illégal de la force et à arrestations massives lors de manifestations
Les forces de sécurité égyptiennes ont utilisé des gaz lacrymogènes, des matraques, des fusils à plomb et, en une occasion au moins, des balles réelles, et ont arrêté des centaines de manifestant·e·s et de passant·e·s pour disperser les quelques manifestations clairsemées qui se sont déroulées sur plusieurs jours, a déclaré Amnistie internationale le 2 octobre 2020.
Selon certaines sources, les forces de sécurité ont tué deux hommes, tandis que des centaines de personnes ont été soumises à des arrestations arbitraires et des disparitions forcées. Au moins 946 personnes sont actuellement en détention dans le cadre de cette répression, selon une coalition d’avocats qui défendent les droits humains, dans l’attente des investigations sur des accusations fallacieuses liées au « terrorisme » et aux manifestations.
Amnistie internationale a interrogé des témoins et des avocat·e·s, et a examiné des preuves vidéos filmées lors des manifestations qui ont éclaté dans plusieurs localités rurales et urbaines pauvres à travers le pays, principalement contre les démolitions de logements en Égypte mi-septembre.
« Le fait que ces manifestant·e·s soient descendus dans les rues tout en connaissant les risques énormes qu’ils prenaient pour leur vie et leur sécurité montre qu’il était primordial pour eux de faire valoir leurs droits économiques et sociaux. Les vidéos montrant des policiers qui tirent des grenailles sur des personnes en fuite témoignent du mépris total pour les normes internationales de maintien de l’ordre. Nous sommes vivement préoccupés par le déploiement de policiers armés de fusils, généralement inadaptés pour gérer l’ordre dans les manifestations et présentant un risque injustifié pour la vie humaine. Les autorités doivent enquêter sans attendre sur la mort des deux hommes, a déclaré Philip Luther, directeur du travail de recherche et de plaidoyer pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord à Amnistie internationale.
« Des centaines de personnes sont désormais en détention, alors que la plupart n’étaient pas même impliquées dans les manifestations. Les tactiques habituelles de violences et d’arrestations massives sont réactivées pour faire clairement savoir qu’aucune forme de contestation ne sera tolérée. Nous demandons la libération immédiate et sans condition de toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique. »
Au cours des deux dernières semaines de septembre, des manifestations clairsemées ont eu lieu dans plusieurs villages, villes et quartiers pauvres urbains en Égypte, pour dénoncer la politique du gouvernement consistant à démolir les logements non enregistrés et la loi sur la réconciliation pour ce type de logements. Certains manifestant·e·s ont également entonné des chants contre le président Abdelfattah al Sissi et dénoncé l’assassinat d’un homme à Louxor. Le porte-parole du gouvernement a déclaré le 26 septembre que des manifestations liées aux problèmes économiques avaient eu lieu dans un village à Guizeh. En outre, Mohamed Ali, ancien entrepreneur ayant travaillé pour l'armée, avait une nouvelle fois appelé à manifester contre le président Abdelfattah al Sissi le 20 septembre. L’an dernier, des manifestant·e·s étaient descendus dans les rues en masse ce jour-là, mais les autorités avaient écrasé ces rassemblements par la force et procédé à des milliers d’interpellations.
Usage d’une force inutile
Amnistie internationale s’est entretenue avec des personnes qui avaient été brièvement détenues, des familles de détenu·e·s et des avocat·e·s ayant représenté des centaines d’accusé·e·s. Elle a étudié les documents d’organisations locales de défense des droits humains et analysé des preuves vidéos.
Ces preuves indiquent que les forces de sécurité ont tiré des plombs (communément appelés « khartoush »), des gaz lacrymogènes et, en une occasion au moins, des balles réelles sur les manifestant·e·s, faisant des blessés.
D’après les informations reçues par Amnistie internationale, un homme, Samy Beshir, a été tué à al Ayat, au sud du Caire, le 25 septembre, abattu par les forces de sécurité. Une source médicale a confirmé à des médias allemands qu’il était mort des suites de ses blessures dues à des tirs de grenailles. Or, les forces de sécurité ont nié avoir tiré de tels projectiles pour disperser cette manifestation. Un autre homme, Owais al Rawi, a été tué le 30 septembre après avoir essuyé des tirs à son domicile lors d’une descente de la police, selon certaines sources.
Sur les vidéos filmées lors de sept manifestations à Guizeh, Dumiyat, Minya, Qena et Louxor, on peut voir que les rassemblements étaient majoritairement pacifiques, même si les manifestant·e·s ont parfois endommagé et brûlé des voitures de police ou jeté des pierres sur les forces de sécurité. Les médias égyptiens ont signalé que deux policiers avaient été blessés à al Basateen, au Caire.
Dans une vidéo filmée le 23 septembre dans le village de Kafr Qandil, au sud du Caire, on peut entendre des coups de feu et on voit deux policiers porter des armes à feu. Le premier porte une Kalachnikov, qui ne tire que des balles réelles, et le second un fusil, qui tire des munitions non meurtrières. On ne voit aucun manifestant armé. L’utilisation d’armes à feu par des responsables de l’application des lois n’est légale que lorsque cela est strictement nécessaire pour prévenir une mort imminente ou de graves blessures. Elles ne sont pas adaptées pour maintenir l’ordre public, par exemple lors des manifestations. En outre, les armes qui tirent de nombreuses balles en rafales, comme les Kalachnikov, sont totalement inappropriées pour maintenir l’ordre dans les rassemblements.
Dans une autre vidéo vérifiée, datée du 25 septembre à Dumiyat, au nord du Caire, on voit des policiers attaquer des manifestant·e·s non armés à coups de matraques et tirer des grenailles dans leur direction alors qu’ils s’enfuient. Les tirs de grenailles sont effectués avec des fusils, et aucune autre arme de la police.
Dans quatre vidéos vérifiées, on peut voir des policiers attaquer et tirer des gaz lacrymogènes et des grenailles depuis le haut de véhicules blindés sur des manifestant·e·s qui courent, le 30 septembre à Louxor, dans le sud de l’Égypte, lors des funérailles publiques d’Owais al Rawi.
Plusieurs personnes détenues pendant et après les manifestations ont été blessées par des tirs de grenailles, y compris dans le dos.
Les fusils standards de la police peuvent tirer diverses munitions. Certaines, comme les projectiles à impact cinétique, peuvent être utilisées dans des circonstances très précises. Mais les grenailles ne devraient jamais être utilisées. Comme les plombs dans les fusils à air comprimé, elles sont également utilisées pour la chasse. Cependant, au lieu d’un seul projectile, une cartouche de grenailles contient des dizaines de billes de petite taille (3 mm de diamètre) qui causent des blessures distinctives et potentiellement mortelles, du fait de la pulvérisation. Les blessures par grenailles près des organes vitaux, au visage et au torse sont particulièrement dangereuses.
Par le passé, les forces de sécurité égyptiennes ont déjà tiré des grenailles sur des manifestant·e·s pacifiques, y compris à bout portant, causant des morts et des blessures graves, comme des ruptures du globe oculaire. Du fait des projectiles multiples, le risque est élevé que les grenailles ne blessent de simples passant·e·s proches de la personne visée par la police.
Aux termes des normes internationales relatives à l’application des lois, les policiers peuvent recourir à la force seulement lorsque cela est strictement nécessaire et proportionné, dans la mesure exigée par l'accomplissement de leurs fonctions. La police doit utiliser des moyens non violents avant de recourir à la force. Si son usage est inévitable, alors elle doit l’utiliser avec retenue et proportionnellement à la gravité de l’objectif de maintien de l’ordre.
Arrestations et détentions arbitraires
Du 10 au 29 septembre, la police égyptienne a arrêté entre 571 et 735 personnes dans 17 gouvernorats, selon les informations recueillies par la Commission égyptienne pour les droits et les libertés, Défense et le Front égyptien des droits de l’homme. D’après les témoignages des avocat·e·s, ces personnes ont entre 11 et 65 ans, et trois femmes en font partie.
À l’approche du premier anniversaire des manifestations antigouvernementales le 20 septembre, les forces de police du Caire ont stoppé des personnes marchant dans la rue, surtout au centre-ville, et ont exigé qu’elles leur remettent leurs téléphones pour les fouiller. Certaines personnes interpellées lors de ces fouilles aléatoires ont été libérées après avoir été détenues et interrogées par les forces de sécurité au sujet du contenu de leurs téléphones ou de leur vie personnelle.
Un homme stoppé par des policiers dans le centre du Caire a expliqué que lorsqu’il a refusé de déverrouiller son téléphone, ils l’ont retenu dans une voiture de police, l’ont insulté et menacé de détention et de poursuites, avant de le laisser partir. D’autres, dont des passants, ont été arrêtés dans les manifestations ou aux alentours, et certains ont été appréhendés chez eux en raison de commentaires postés sur leurs comptes de réseaux sociaux appelant à manifester ou critiquant la politique du gouvernement en lien avec les démolitions de logements.
Selon des avocats et des familles, les personnes arrêtées ont été conduites dans divers postes de police, dans des camps des Forces centrales de sécurité ou dans des lieux contrôlés par l’Agence de sécurité nationale, une force de police spéciale. Pendant un à 10 jours, les forces de sécurité ont nié détenir ces personnes, qui n’ont pas pu communiquer avec le monde extérieur.
D’après les avocats, certains accusés ont affirmé devant le procureur avoir été soumis à des décharges électriques, frappés, menacés de détention prolongée et insultés par les forces de sécurité – ce qui constitue des actes de torture ou des mauvais traitements. Ils ont ensuite été conduits au Caire, au siège du service du procureur général de la sûreté de l'État (SSSP), service spécial du parquet en charge des enquêtes sur les affaires de terrorisme et les menaces pour la sécurité nationale.
Au moins 115 demeurent détenus dans des lieux tenus secrets, selon les informations recueillies par la Commission égyptienne pour les droits et les libertés. Selon les avocats, les forces de sécurité ont assuré aux procureurs que toutes les arrestations s’étaient déroulées le 20 septembre, alors que leurs clients ont en fait été arrêtés avant ou après cette date.
D’après les avocats, les accusés ont été interrogés au sujet de leur participation aux manifestations, de leurs publications sur les réseaux sociaux, de leurs convictions politiques et de leurs positions concernant les démolitions de logements et la loi de réconciliation sur les logements. Les procureurs n’ont pas autorisé les avocats ni les accusés à examiner les dossiers d’enquête de l’Agence de sécurité nationale les concernant et n’ont présenté aucun élément de preuve contre la plupart d’entre eux, se basant uniquement sur les dossiers de l’Agence.
D’après les avocats, le bureau du procureur a déclaré aux accusés qu’il enquêtait sur différents chefs d’inculpation, notamment « appartenance à un groupe terroriste », « utilisation à mauvais escient des réseaux sociaux », « diffusion de fausses informations », « financement d’un groupe terroriste », « participation à des rassemblements illégaux » et « incitation à manifester illégalement ». Il a ordonné que toutes les personnes interrogées soient détenues pendant 15 jours.
Le 27 septembre, le parquet a ordonné la libération de 68 mineurs détenus en lien avec les récentes « émeutes ». Selon les informations recueillies par Amnistie internationale, seuls les mineurs de moins de 15 ans ont été relâchés, tandis que les autres sont toujours détenus.
Le parquet a annoncé qu’il poursuit les investigations sur cette affaire, mais n’a fourni aucune information sur le nombre de personnes détenues ni sur les accusations dont elles font l’objet.
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