• 15 juin 2020
  • Canada
  • Communiqué de presse

Lettre ouverte au premier ministre Justin Trudeau sur le racisme anti-noirs

L’honorable Justin Trudeau
Premier ministre du Canada
80 rue Wellington
Ottawa, Ontario, K1A 0A2

 

L’honorable Bardish Chagger
Ministre de la Diversité, de l’Inclusion et la Jeunesse
15 rue Eddy Street, 14ème étage
Gatineau, Québec
K1A 0M5

 

L’honorable Bill Blair
Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile
269 Ave Laurier Ouest
Ottawa, Ontario
K1A 0P8

15 juin 2020

Monsieur le Premier Ministre Trudeau, Madame la Ministre Chagger et Monsieur le Ministre Blair,

 

C’est au nom des 400 000 sympathisantes et sympathisants d’Amnistie internationale à travers le Canada que nous rédigeons cette lettre ouverte, afin de demander à votre gouvernement de promouvoir des changements en profondeur pour aborder le racisme anti-noir au Canada, y compris, et sans s’y limiter, le racisme systémique anti-noir dans les systèmes de police et de justice. Nous vous écrivons à vous trois collectivement, parce que vous partagez la nette responsabilité, par vos fonctions au sein du gouvernement, d’agir immédiatement pour affronter cette crise qui perdure.

 

Les réalités et les inquiétudes concernant le racisme anti-noir au Canada ne sont ni nouvelles ni récentes, loin de là. Le racisme systémique anti-noir date de bien avant la Confédération canadienne et a constitué une réalité sombre et disgracieuse dans ce pays pendant les 153 ans qui ont suivi.  Dans les dernières semaines, les demandes d’agir – portées par des organisateurs communautaires, des enseignants, des travailleurs de la santé, des auteurs, des avocats, des universitaires, des politiciens, et autres leaders et militants de la communauté noire du Canada – sont devenues si voyantes et si pressantes que si votre gouvernement, et les autres paliers de gouvernement de ce pays, ne répondent pas par des actions concrètes et significatives à cette profonde crise des droits humains, vous serez targués de complaisance.

 

Récemment, des manifestations, des rallyes et des vigiles ont éclaté à la suite de l’indignation ressentie, partout sur la planète et ici au Canada, devant le meurtre de George Floyd par des policiers de Minneapolis. Au Canada, l’attention des manifestantes et manifestants s’est rapidement étendue aux réalités du racisme anti-noir et de la violence policière qui y est associée. Les manifestations ont aussi rappelé le racisme et la violence policière que vivent quotidiennement les peuples autochtones partout au pays. Ces manifestations ne reflètent pas l’inquiétude que ce qui se passe aux États-Unis se passe aussi au Canada. Elles reflètent plutôt l’idée que ce qui se passe au Canada se passe depuis trop longtemps et doit cesser, maintenant.

 

Les Canadiennes et les Canadiens ont entendu les nombreuses expressions de consternation, de regret et même d’outrage de la part de politiciens et de représentants de la police au cours des derniers jours. Plusieurs leaders ont mis le genou en terre pendant les manifestations ou ont fait ces longs silences de 8 minutes et 46 secondes, rappelant le temps qu’a duré le meurtre de George Floyd.  On ne sait pas toujours ce qui motive ces démonstrations publiques de nos leaders. Monsieur le premier ministre, vous avez souvent dénoncé publiquement le racisme anti-noir comme une réalité inacceptable au Canada, et les médias ont largement couvert votre genou à terre lors de la manifestation du 5 juin à Ottawa. Cependant, le souvenir de votre photo de « brown face et de black face » est encore présent dans l’esprit des Canadiennes et Canadiens, et votre geste paraîtra vide s’il n’est pas accompagné d’annonces de changements concrets pour s’attaquer vraiment au racisme anti-noir dans ce pays. Et c’est cela qui compte.

 

Cela est d’autant plus crucial que de nombreux politiciens et responsables de forces policières au pays continuent de nier l’existence du racisme systémique et d’une profonde crise des droits humains au Canada. On a pu voir des indications particulièrement troublantes de cela de la part de responsables de la GRC. Le commissaire adjoint Curtis Zablocki, commandant de la GRC en Alberta, a affirmé: « Je ne crois pas que le racisme soit systémique au sein de la police canadienne. Je ne crois pas qu’il soit systémique dans la police en Alberta. » La commissaire Brenda Lucki de la GRC a déclaré qu’elle ne croit pas que ce soit un problème à la GRC, ajoutant : « Je dois admettre que j’ai beaucoup de mal avec le terme de racisme systémique. J’ai entendu une dizaine de définitions à la télé. Je pense que si le racisme systémique signifie que le racisme est ancré dans nos politiques et nos procédures, je dirais que nous n’avons pas de racisme systémique. »

La commissaire Lucki et le commissaire adjoint Zablocki ont par la suite fait marche arrière et reconnu le racisme systémique au sein de la GRC, après des pressions politiques et publiques considérables à la suite d'une série d'incidents récents et de révélations d'Autochtones battus, blessés, abattus et tués par des agents de la GRC.

 

La triste réalité est qu’il existe déjà de nombreuses pistes d’actions qui peuvent et doivent être entreprises immédiatement pour s’attaquer au racisme systémique anti-noir. Elles viennent de rapports des Nations unies par des groupes comme le Groupe d’experts des Nations Unies sur les personnes d’ascendance africaine et le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale. Suite à un long séjour au Canada en 2016, le Groupe d’experts dénonçait « le racisme structurel au cœur de plusieurs institutions canadiennes et le racisme anti-noir qui a un impact négatif sur la situation des droits humains des [personnes noires au Canada] », notant en particulier qu’« il est clair que le profilage racial est endémique dans les stratégies et les pratiques utilisées par les forces de l’ordre. »

 

En fait, la liste des recommandations des rapports des Nations unies et de rapports de groupes et d’experts indépendants au Canada qui, ces dernières années, ont documenté l’étendue et les conséquences du racisme anti-noir au pays, particulièrement du fait des forces de l’ordre et du système de justice, est une lite honteusement longue.  Elles émanent de la Commission ontarienne des droits de la personne, de la Nova Scotia Human Rights Commission, de l’Examen indépendant des contrôles de routine, et d’un rapport indépendant demandé par le Service de police de la ville de Montréal.

 

La liste est honteuse, non seulement à cause de sa longueur, mais surtout à cause de l’incapacité chronique de mettre en œuvre les recommandations importantes qui ont été soumises aux gouvernements et aux forces policières au Canada. Voilà ce qui doit changer, et le changement doit avoir lieu maintenant. Amnistie internationale vous presse d’agir au moins sur ces trois fronts :

 

En premier lieu, nous vous demandons d’honorer votre promesse, faite lors de l’élection de 2019, de renforcer la stratégie Construire une fondation pour le changement : La stratégie canadienne de lutte contre le racisme 2019-2022, en doublant le financement pour soutenir cette stratégie. Madame la ministre Chagger, vous avez été mandatée par le premier ministre pour « élaborer des politiques qui s’attaquent à la discrimination systémique et aux préjugés inconscients dans notre pays, y compris le racisme envers les Noirs; élargir et faire progresser la Stratégie canadienne de lutte contre le racisme, et veiller à ce que les projets communautaires soient traités en priorité et atteignent les objectifs et les résultats de la Stratégie; et mettre sur pied un Secrétariat de lutte contre le racisme. » Ces étapes concrètes et essentielles, doubler le financement, établir un secrétariat et renforcer la stratégie, n’ont pas avancé. On ne peut attendre plus longtemps.

 

Deuxièmement, il est temps d’entreprendre une initiative ambitieuse pour bannir définitivement toutes pratiques de fichage, de contrôles de routine et de profilage racial par les forces de police du Canada.  L’Examen indépendant des contrôles de routine, qui a analysé systématiquement cette question pendant 18 mois, a été clair: « aucun agent de police ne devrait arrêter des personnes arbitrairement ou au hasard pour leur demander leurs pièces d’identité. » Dans son rapport récent sur le Canada, le Groupe d’experts des Nations Unies sur les personnes d’ascendance africaine a demandé explicitement « que les pratiques de fichage, de contrôles de routine et autres formes de profilage soient suspendues et que la pratique de profilage racial fasse l’objet d’une enquête et que les auteurs soient poursuivis.” C’est une pratique qui alimente, encourage et légitime le racisme.  Elle viole l’engagement international du Canada relatif aux droits humains d’interdire activement et de prévenir la discrimination. Cela doit cesser. 

 

Trop souvent, l’excuse qu’on utilise au Canada pour justifier le peu d’avancement de réformes policières de toute nature, est la complexité de juridictions concurrentes qui exigent des décisions non seulement au niveau fédéral, mais aussi des gouvernements provinciaux, territoriaux et municipaux de tout le pays. Cela est certainement un défi, mais ne doit pas justifier l’inaction.  Monsieur le premier ministre Trudeau et monsieur le ministre Blair, votre gouvernement peut commencer le travail en interdisant expressément le fichage, les contrôles de routine et le profilage racial par les institutions de police et de justice de juridiction fédérale, dont la GRC et l’Agence des services frontaliers du Canada. Si on va plus loin, le gouvernement fédéral peut aussi jouer un rôle de leadership en collaborant avec d’autres paliers de gouvernement au pays pour élaborer des standards nationaux qui s’appliqueraient à toutes les institutions de police et de justice au Canada.

 

Monsieur le ministre Blair, nous manquerions à notre devoir si nous ne rappelions pas la grande responsabilité qui vous incombe de démontrer un véritable engagement personnel face à ces réformes spécifiques. Votre décision de maintenir les pratiques de fichage alors que vous étiez chef de la police de Toronto, en contradiction avec les réformes policières initiées par la Commission des services policiers de Toronto, signifie que vous arrivez à votre poste actuel de ministre de la Sécurité publique avec un héritage controversé de racisme anti-noir, puisque vous aviez adopté une politique largement dénoncée comme raciste par des agences des Nations Unies et de nombreux autres rapports et études indépendantes. On peut comprendre qu’il est très difficile pour de nombreux Canadiens et Canadiennes de vous faire confiance pour défendre des politiques qui s’attaqueront véritablement au racisme anti-noir. Les gestes que vous posez maintenant, dont la reconnaissance des torts causés par vos décisions antérieures, seront hautement surveillés, par la communauté noire et par les groupes de droits humains et de libertés civiles, dont Amnistie internationale.

 

Troisièmement, il faut bien sûr en faire encore plus. Le temps n’est plus aux ajustements et aux réformes à la pièce, il faut un véritable changement. Il faut une transformation complète des pratiques policières au pays pour s’attaquer au racisme systémique anti-noir et anti-Autochtone qui a été longtemps au cœur de ces pratiques. Ce vaste agenda de réforme fait la manchette ces dernières semaines, tant aux États-Unis qu’ici au Canada, en voici quelques propositions:

 

  • Ne plus accorder de financement additionnel aux forces de police ;
  • Envisager des réductions importantes dans les dépenses de la police ;
  • Freiner la militarisation des forces de police ;
  • Mettre fin aux programmes de la police dans les écoles ;
  • Interdire l’utilisation de technologies de reconnaissance faciale par la police à des fins de surveillance de masse, ou de discrimination raciale et de profilage racial envers les personnes noires ;
  • Reconnaître et aborder l’intersectionnalité qui existe dans les pratiques policières envers les femmes noires et les personnes transgenres noires, plus spécifiquement ; et
  • Travailler avec des communautés noires, autochtones et autres communautés racialisées afin d’identifier et de mettre fin rapidement à d’autres pratiques et politiques néfastes et racistes des forces policières.

 

Monsieur le premier ministre Trudeau, madame la ministre Chagger et monsieur le ministre Blair, il est temps de promouvoir cet agenda de changement, et de s’engager dans des consultations, larges, mais limitées dans le temps, sur des initiatives communautaires qui permettraient d’imaginer et de proposer de nouvelles approches transformatrices pour valoriser la sécurité publique, et établir et répartir les budgets de la police dans un objectif de mettre fin au racisme et de promouvoir les droits humains. Nous espérons entendre bientôt parler des mesures que vous mettrez en place pour y arriver.

 

Sincèrement,

               

Alex Neve                                            France-Isabelle Langlois

Secrétaire général                                Directrice générale

Amnesty International Canada              Amnistie internationale Canada francophone

(section anglophone)