• 11 Mar 2020
  • Canada
  • Communiqué de presse

Lettre ouverte aux Premiers Ministres du Canada

OBJET : Besoin urgent de réagir face à la haine et à la violence à l’endroit des défenseures et défenseurs des droits humains au Canada

Monsieur le Premier Ministre du Canada, Messieurs les Premiers Ministres provinciaux et Madame la Première Ministre provinciale,

Nous rédigeons la présente lettre ouverte en vue de la réunion des premiers ministres et premières ministres de la semaine prochaine pour vous demander de vous engager individuellement et collectivement à prendre des mesures qui garantiront que les défenseures et défenseurs des droits humains au Canada, en particulier les femmes et les Autochtones défendant des enjeux relatifs aux territoires, aux terres et à l’environnement, soient respectés et capables de mener leur important travail sans subir ni menaces ni violence.

Le mois dernier, les populations de l’Alberta, du Canada et du monde entier ont été consternées de découvrir l’existence d’un autocollant de l’entreprise X-Site Energy Services établie en Alberta sur lequel figurait un dessin sexuellement suggestif de la jeune militante du climat Greta Thunberg. Nombreuses sont les personnes qui ont exprimé leur désarroi et leur dégoût face à cet autocollant, y compris des politiciennes et des politiciens, des responsables de l’industrie pétrolière, des journalistes et plusieurs autres personnes. Toutefois, il est impératif de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’un événement unique ou isolé. En effet, il reflète une préoccupation plus vaste qui exige de façon urgente des mesures sérieuses et concertées.

C’est une citoyenne concernée du nom de Michelle Narang qui a rendu publique l’existence de cet autocollant le 26 février. Celui-ci a été, avec raison, largement condamné. Le 27 février, la ministre albertaine de la Culture, du Multiculturalisme et de la Condition féminine, Leela Aheer, a affirmé sur Twitter que l’image était « déplorable, inacceptable et dégradante ». Jason Kenney s’est aussi exprimé sur Twitter ce jour-là, déclarant l’image « odieuse ».

Greta Thunberg a réagi dans un tweet publié le 29 février en affirmant que l’industrie commençait à être de plus en plus désespérée, ce qui prouvait que les militantes et militants du climat étaient en train de gagner la partie : « They are starting to get more and more desperate... This shows that we’re winning. » X-Site Energy Services a publié des excuses sur son site web le 2 mars, affirmant que l’autocollant ne représentait pas les valeurs de l’entreprise et que celle-ci prenait des mesures pour condamner l’image et sa publication. La Chambre des communes a également dénoncé l’autocollant. La GRC a de son côté déclaré après enquête que l’image ne constituait pas une infraction criminelle. Ces réactions ne peuvent en aucun cas signaler la fin de l’histoire.

Beaucoup de choses n’ont pas été expliquées ou clarifiées quant à l’approbation, la production et la diffusion de l’autocollant. Monsieur le Premier Ministre Kenney, nous nous attendons à ce que vous vous assuriez que les fonctionnaires provinciaux de l’Alberta se penchent sur ces questions avec X-Site et les imprimeurs ou toute autre entreprise ayant pris part à la production de l’autocollant. Dans la lettre ouverte que nous vous avons fait parvenir le 10 septembre 2019, nous avons demandé au Gouvernement de l’Alberta de voir à ce que tous les actrices et acteurs de l’industrie des hydrocarbures de la province, y compris les entreprises, les associations et les groupes de militantes et militants qui appuient l’industrie, soient tenus d’assumer leurs responsabilités dans le domaine des droits humains, surtout en ce qui concerne les droits et la sécurité des défenseures et
défenseurs des droits humains, des peuples autochtones et de gens de tous les sexes. Voici une bonne occasion d’y voir.

Il importe toutefois de noter que les préoccupations soulevées par cet autocollant ne se limitent pas à la province de l’Alberta, à Greta Thunberg, à X-Site Energy Services ou aux sociétés de l’industrie des hydrocarbures. Elles reflètent en fait une tendance profondément inquiétante qui indique une hausse à l’échelle mondiale des menaces et de la violence envers les défenseures et défenseurs des droits humains. Amnistie internationale, des représentantes et représentants des Nations unies et plusieurs organismes de droits humains ont notamment documenté le fait que parmi les dangers de plus en plus grands auxquels sont confrontés les défenseures et défenseurs des droits humains du monde entier depuis quelques années, ce sont celles et ceux qui militent pour des enjeux liés aux territoires, aux terres et à l’environnement qui sont le plus à risque, particulièrement dans les Amériques. La nature et le degré des menaces et de la violence qui touchent les femmes et les peuples autochtones sont particulièrement troublants.

Le Canada n’est en aucun cas immunisé contre ces développements alarmants. C’est la raison pour laquelle nous avons mentionné ce qui suit dans notre lettre ouverte du 10 septembre 2019 adressée au premier ministre Kenney :

Amnistie internationale a été avisée que des défenseures des droits humains au Canada ont reçu des menaces de violence explicites et inquiétantes, y compris de violence sexuelle. Par exemple, des femmes participant à des campagnes anti-pipeline, dont un grand nombre d’Autochtones, ont été victimes de cyberintimidation sur les réseaux sociaux et plusieurs ont signalé avoir reçu des menaces, incluant des menaces de violence sexuelle. Cela est assez troublant compte tenu des inquiétudes bien documentées concernant le harcèlement et l’abus en ligne, ainsi que les niveaux de violence disproportionnés qui touchent les femmes autochtones au Canada. Des recherches menées par Amnistie internationale et d’autres organismes prouvent les conséquences nuisibles et involontaires du développement énergétique sur les femmes et les jeunes filles autochtones.

Les dernières semaines ont été marquées par de nombreux signalements de personnes autochtones ayant été confronté à des menaces haineuses et des injures racistes, y compris des menaces de violence sexuelle contre les femmes, vu les tensions croissantes et les réactions brutales relatifs aux barrages routiers et aux manifestations de solidarité observées à l’échelle du pays quant à la construction du pipeline Coastal GasLink sur le territoire de la Première Nation Wet’suwet’en en Colombie-Britannique.

C’est dans ce contexte profondément perturbant qu’il faut réfléchir aux implications de l’autocollant suggérant l’abus sexuel de Greta Thunberg. C’est la raison pour laquelle nous vous écrivons aujourd’hui, Monsieur le Premier Ministre Trudeau, ainsi qu’aux premiers ministres et première ministre des provinces et territoires du pays.

Nous vous demandons de faire preuve de leadership en cette période trouble :

- en vous montrant solidaires du rôle crucial que jouent les défenseures et défenseurs des droits humains au Canada, y compris celles et ceux qui défendent les droits des peuples autochtones et les droits environnementaux, pour aborder la crise climatique et d’autres problèmes graves ;

- en condamnant sans équivoque toutes les menaces et les gestes qui exposent des défenseures et défenseurs des droits humains à de la violence et de l’abus, en tenant compte des risques accrus pour les femmes et les personnes autochtones ;

- en vous engageant à prendre des mesures concertées pour que la violence et les menaces envers les défenseures et défenseurs des droits humains fassent rapidement l’objet d’une enquête, que des poursuites judiciaires soient engagées en cas de preuves et que les défenseures et défenseurs des droits humains puissent bénéficier du soutien et du sentiment de sécurité auxquels elles et ils ont droit ;

- en posant des gestes décisifs et concrets pour respecter les droits des peuples autochtones, mettre fin à la violence sexiste, aborder l’impact de la crise climatique sur les droits humains et agir par rapport à d’autres préoccupations soulevées par les défenseures et défenseurs des droits humains au Canada.

Nous serions heureux de vous rencontrer pour discuter plus en profondeur des préoccupations et recommandations d’Amnistie internationale.

 

Cordialement,

France-Isabelle Langlois                                                                         
Directrice générale                                                                   
Amnistie internationale Canada francophone

Alex Neve
Secrétaire général
Amnesty International Canada (branche anglophone)