Les dirigeants européens fabriquent une « crise migratoire » pour servir des intérêts politiques
« Nous avons un port sûr », annonce un membre d’équipage à plusieurs dizaines de demandeurs d’asile découragés qui sont entassés dans une cabine du navire de sauvetage Sea-Watch 3. Après presque trois semaines bloqués en Méditerranée, ceux-ci mettent un moment à comprendre la nouvelle. « Nous y entrons, explique-t-il. C’est fini. » Au bout de quelques secondes, toute la pièce explose de soulagement et de joie.
C’était la fin d’un calvaire, la semaine dernière, pour 49 femmes, hommes et enfants à bord du Sea-Watch 3 et du Professor Albrecht Penck, deux bateaux d’ONG, qui ont finalement pu débarquer à Malte.
Ils avaient été secourus en décembre après avoir fui la Libye, mais les navires n’ont pas obtenu la permission de se mettre à quai dans un port européen du pourtour de la Méditerranée. Les jours devenant des semaines, des États européens ont promis d’accueillir les personnes rescapées une fois qu’elles seraient entrées en Europe par un port italien ou maltais. Cependant, l’Italie a continué de refuser un port où les navires pourraient arriver, tandis que Malte a proposé de coopérer à la condition que d’autres pays européens acceptent d’accueillir également 249 personnes secourues par les autorités maltaises lors d’une précédente opération.
Lorsque des informations ont commencé à faire état d’enfants qui tombaient malades et d’un homme ayant sauté par-dessus bord pour tenter de rejoindre la côte, l’indignation internationale est montée. Même le pape a adressé un « appel pressant aux dirigeants européens afin qu’ils fassent preuve de solidarité concrète à l’égard de ces personnes ».
Après beaucoup de démagogie politique, les bateaux ont fini par être autorisés à accoster.
Aux termes du droit international, les personnes secourues en mer doivent être emmenées en lieu sûr, autrement dit dans un pays où elles seront traitées avec humanité et pourront déposer une véritable demande d’asile. Jusqu’à récemment, cela signifiait que toute personne en provenance de Libye qui était secourue en Méditerranée centrale était emmenée en Europe, puisque la renvoyer en Libye lui aurait fait courir le risque d’être détenue arbitrairement et torturée.
Toutefois, tenant absolument à bloquer l’immigration, les gouvernements européens ont inventé une solution leur permettant de contourner leurs obligations légales, en apportant une aide aux garde-côtes libyens pour qu’ils interceptent les personnes en mer et les ramènent en Libye. Ils leur ont fourni des navires, les ont formés et les ont accompagnés pour organiser et coordonner les opérations dans une « zone de recherche et de sauvetage » libyenne située en Méditerranée centrale, où la plupart des naufrages ont lieu. Les autorités libyennes ont ainsi été chargées de coordonner les opérations de sauvetage et d’indiquer aux navires de sauvetage où débarquer les personnes secourues.
Cela a abouti à une situation inextricable, où les personnes secourues ne peuvent pas être conduites en Libye, ce qui serait illégal et inhumain, ni en Europe, parce que les gouvernements européens refusent qu’elles y soient débarquées.
Dans le cadre de la même stratégie visant à réduire le nombre de débarquements en Europe, les pays ont supprimé de plus en plus de patrouilles. Les ONG qui sont intervenues pour combler le vide – en secourant des personnes en détresse, y compris dans la zone de recherche et de sauvetage libyenne – se sont non seulement vu régulièrement refuser tout port où accoster, notamment en Italie et à Malte, mais elles ont en outre été empêchées de mener leurs activités vitales en raison d’enquêtes pénales injustifiées et d’obstacles bureaucratiques.
Le dernier exemple remonte au début du mois de janvier, lorsque les autorités espagnoles ont empêché le navire OpenArms de l’ONG Proactiva de partir de Barcelone pour rejoindre la Méditerranée centrale.
Les gouvernements européens sont réticents à autoriser les personnes secourues en mer à débarquer dans leurs pays. Ils ne veulent pas prendre la responsabilité qui en découle, de permettre à ces personnes de déposer une demande d’asile et de les aider tout au long de la procédure.
En général, c’est au pays par lequel les personnes demandeuses d’asile sont entrées dans l’UE qu’il incombe d’examiner leurs demandes, de les accueillir durant la procédure, d’intégrer ceux qui obtiennent une réponse positive et de renvoyer dans leur pays ceux qui se voient refuser cette protection. Par conséquent, les États côtiers doivent souvent s’en charger tout seuls, étant donné qu’il n’existe pas de système pour répartir cette responsabilité entre les États européens.
La nécessité de réformer les règles européennes en matière d’asile – le fameux « système de Dublin »– a été largement reconnue. Malgré les tentatives du Parlement européen pour présenter des réformes, aucune évolution n’a été obtenue en raison de l’opposition de quelques pays.
Au lieu de trouver des solutions pragmatiques pour mieux gérer les migrations, les gouvernements s’unissent de plus en plus autour de l’idée d’empêcher les gens d’entrer sur leur territoire. Cette approche inadmissible a un coût humain évident : les demandeurs d’asile épuisés qui sont abandonnés pendant des semaines sur des navires de sauvetage. Une autre forme moins visible de ses conséquences est la situation des femmes, hommes et enfants détenus arbitrairement dans des centres de détention en Libye, ou dont les corps ne seront jamais trouvés.
« L’Europe a connu des jours meilleurs, a déclaré le commissaire européen à la Migration, aux Affaires intérieures et à la Citoyenneté, Dimitris Avramopoulos, au sujet de l’affaire du Sea-Watch. L’Union européenne repose sur les valeurs humaines et la solidarité. Et si les valeurs humaines et la solidarité ne sont pas préservées, ce n’est pas l’Europe. »
Si l’Europe est unie pour tenter de faire passer à des pays tiers la responsabilité de problèmes qu’elle a créés, elle reste en revanche divisée quand il s’agit de trouver des solutions. Nous devons couper court aux discours qui diabolisent à des fins purement politiques les personnes qui cherchent la sécurité, et celles qui tentent de les aider.
Des femmes, des hommes et des enfants continueront de souffrir tant que les gouvernements européens ne s’accorderont pas sur une politique de débarquement rapide et prévisible, conforme au droit international, et un système équitable de partage de la responsabilité entre les États membres de l’UE.
Cet article a été initialement publié par Euronews ici.
Un document explicatif d’Amnistie internationale, intitulé À la dérive en Méditerranée, est disponible ici.