« On ne peut pas se plaindre » – La Turquie durcit la répression sur son territoire alors que les tanks entrent en Syrie
Une blague circule en Turquie. Un homme demande à un autre comment les gens vivent en Turquie. « On ne peut pas se plaindre », répond celui-ci. « C’est super », dit le premier. « Non, réellement, dit le second. On ne peut pas se plaindre ! »
Pour la population turque, cette blague n’a rien de nouveau, mais depuis le début de l’offensive militaire lancée le mois dernier dans le nord-est de la Syrie, la situation ne fait qu’empirer. Quiconque – journalistes, utilisateurs de réseaux sociaux, manifestants – ose dévier de la ligne officielle du gouvernement, risque de s’attirer des ennuis.
Tandis que les tanks franchissaient la frontière syrienne le mois dernier, un second front s’est ouvert en Turquie, sur un champ de bataille d’un nouveau genre – les médias et les plateformes de réseaux sociaux. Les termes employés pour évoquer l’incursion militaire étaient pesés avec prudence, car le gouvernement a profité de la couverture de l’opération militaire pour lancer une campagne nationale visant à museler les opinons dissidentes dans les médias, les réseaux sociaux et la rue.
Les débats critiques sur les questions relatives à la politique et aux droits des Kurdes sont frappés du sceau de l’interdit, des centaines de personnes étant arrêtées simplement pour avoir commenté ou relaté l’offensive. Elles sont inculpées de charges absurdes, souvent au titre des lois antiterroristes, et si elles sont poursuivies et reconnues coupables, elles encourent de lourdes peines de prison.
Le 10 octobre, le lendemain du lancement de l’offensive, le Conseil supérieur de l'audiovisuel de Turquie (RTÜK) a averti les médias que la tolérance zéro s’appliquerait pour « toute diffusion susceptible de nuire au moral et à la motivation des [...] soldats ou de tromper les citoyens par des informations incomplètes, falsifiées ou partielles qui servent les objectifs du terrorisme ».
Le même jour, Hakan Demir, journaliste au quotidien Birgün, tweetait : « Des avions turcs ont commencé à effectuer des frappes aériennes sur des zones civiles. » Son tweet se basait sur un reportage de NBC. Tôt le lendemain matin, la police a perquisitionné son domicile et l’a emmené pour l’interroger sur des soupçons d’« incitation à l’hostilité ou à la haine ». Il a par la suite été libéré, mais s’est vu interdire tout déplacement à l’étranger dans l’attente des conclusions de l’enquête pénale.
Hakan Demir compte parmi les nombreux journalistes arrêtés – et pas seulement des journalistes turcs. La semaine dernière, les avocats du président Recep Tayyip Erdoğan ont annoncé qu’ils portaient plainte contre le rédacteur du magazine français Le Point, à la suite de la publication du numéro du 24 octobre qui titrait « Nettoyage ethnique : la méthode Erdoğan » pour traiter de l’offensive militaire. Les avocats ont fait valoir que cette couverture était une insulte au président, une infraction au regard du droit turc.
Les utilisateurs de réseaux sociaux sont également pris pour cibles : 839 comptes ont fait l’objet d’investigations pour « partage de contenus criminels » au cours de la première semaine de l’offensive. D’après les chiffres officiels, 186 personnes auraient été placées en garde à vue et 24 en détention provisoire.
Un utilisateur de réseaux sociaux, arrêté et accusé de « propagande en faveur d’une organisation terroriste », avait relayé sur Twitter trois tweets, dont celui-ci : « Le Rojava
[région autonome kurde dans le nord de la Syrie] va gagner. Non à la guerre. » Comme d’autres, ces tweets sont très loin de constituer la preuve d’une quelconque infraction dûment reconnue par le droit international.
Cet homme fait l’objet d’une interdiction de se rendre à l’étranger et a l’obligation de se présenter deux fois par mois au poste de police local. Un avocat a déclaré à Amnistie internationale : « Employer les mots " guerre ", " occupation ", " Rojava " est devenu un crime. L’appareil judiciaire assène : " Vous ne pouvez pas dire non à la guerre ". »
Ce qui s’est passé le 12 octobre à Istanbul, où les Mères du samedi organisaient une veillée pacifique en hommage à leurs proches disparus, l’illustre parfaitement : la police les a averties de ne pas utiliser le mot « guerre ». Dès qu’une déclaration a été lue qui critiquait l’opération militaire, la police a interrompu violemment la veillée.
En outre, le gouvernement se sert de l’opération Printemps de la paix comme prétexte pour durcir sa répression contre les opposants politiques et les militants. Plusieurs députés font actuellement l’objet d’enquêtes pénales, notamment Sezgin Tanrıkulu, en raison de propos tenus dans les médias et d’un tweet disant : « Il faut que le gouvernement le sache, cette guerre n’est pas justifiée et c’est une guerre contre les Kurdes. »
Ces mesures de répression ont encore renforcé le climat déjà lourd de censure et de peur qui s’est abattu sur la Turquie depuis la tentative de coup d’État manqué en 2016.
Sous couvert d’un état d’urgence qui a duré deux ans, les autorités turques ont entrepris le démantèlement délibéré et méthodique de la société civile. Malgré la levée de l’état d’urgence, la situation ne s’est pas améliorée et les mesures d’exception sont devenues la norme.
Pour la troisième année consécutive, la Turquie est le pays qui incarcère le plus grand nombre de journalistes au monde et des dizaines de milliers de personnes ont été enfermées par une justice qui pèche par son absence d'indépendance et incarcère des détracteurs réels ou présumés du gouvernement sans preuve qu’ils aient commis des actes pouvant raisonnablement constituer des infractions.
S’exprimant après une descente de police effectuée à l’aube chez elle il y a deux semaines, la journaliste et défenseure des droits humains Nurcan Baysal a déclaré : « Voir ma maison perquisitionnée et mes enfants terrorisés par 30 policiers lourdement armés et masqués, uniquement à cause de messages postés sur les réseaux sociaux appelant à la paix, permet de mesurer le degré de répression de la liberté d'expression en Turquie. »
Stefan Simanowitz est responsable medias pour l’Europe et la Turquie à Amnistie internationale.