Un projet de loi répressif relatif à l’état d’urgence menace les droits humains
Un projet de loi relatif à l’état d’urgence comportant de graves lacunes, actuellement examiné au Parlement de Tunisie, pourrait conférer aux autorités de vastes pouvoirs pour interdire des manifestations et des grèves, suspendre les activités d’ONG, imposer des restrictions arbitraires de la liberté de circulation et procéder à des perquisitions injustifiées en invoquant des motifs vagues liés à la sécurité nationale, a déclaré Amnistie internationale. Un débat législatif sur ce texte a débuté et doit aboutir à un vote dans les prochaines semaines.
L’organisation appelle le Parlement tunisien à ne pas adopter ce projet de loi tant qu’il n’aura pas été profondément modifié pour être conforme au droit international et à la Constitution du pays.
« La Tunisie est maintenue sous l’état d’urgence depuis plus de trois ans. Ce qui devrait être un état temporaire exceptionnel est devenu la normale. Les autorités tunisiennes doivent sans délai s’efforcer de rétablir le plein respect de l’état de droit, et non pas adopter un projet de loi répressif qui menacera encore plus les droits humains, a déclaré Magdalena Mughrabi, directrice adjointe du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnistie internationale.
« Si cette loi est adoptée, elle laissera toute latitude aux autorités pour restreindre les droits humains dès qu’elles en auront envie, ce qui mettra sérieusement en péril les progrès réalisés par la Tunisie depuis le soulèvement de 2011. »
La proposition de loi vise à remplacer un décret présidentiel de 1978 qui a été utilisé pour imposer un état d’urgence permanent depuis novembre 2015. Ce décret, qui confère au président de la Tunisie le pouvoir de suspendre certains droits tels que le droit à la liberté d’expression, de réunion, d’association et de circulation, a été jugé contraire à la Constitution. Il a été utilisé à plusieurs reprises pour mettre en place des mesures d’exception de manière souvent arbitraire, discriminatoire et proportionnée, ce qui a donné lieu à de multiples violations des droits humains.
Le décret de 1978 viole le droit international et l’article 49 de la nouvelle Constitution tunisienne de 2014, aux termes desquels toute restriction des droits humains doit être nécessaire, proportionnée et prévue par la loi. Pourtant, la nouvelle loi proposée ne remédie pas à ces lacunes.
Le projet de loi autoriserait le président à décréter l’état d’urgence pour une période de six mois, renouvelable pour trois mois. Cependant, il ne limite pas le nombre de fois où cette mesure peut être appliquée, ce qui laisse la possibilité de la renouveler indéfiniment. Il laisse en outre la décision de déclarer ou de renouveler l’état d’urgence exclusivement entre les mains du pouvoir exécutif, sans requérir l’approbation du Parlement ni de la Cour constitutionnelle.
Ce texte, comme le décret actuel, autoriserait le pouvoir exécutif à interdire toute grève ou manifestation considérée comme menaçant l’ordre public et à mener des perquisitions dans les lieux fréquentés par toute personne soupçonnée de menacer la sécurité nationale, y compris en accédant à ses ordinateurs et autres supports sans autorisation judiciaire préalable. Il permettrait également aux autorités de saisir des passeports et de placer en résidence surveillée ou sous surveillance électronique ou administrative toute personne dont les « activités risquent de mettre en danger la sécurité », sans avoir à obtenir une décision de justice. Le projet de loi ne prévoit par ailleurs pas suffisamment de contrôle judiciaire des mesures d’exception et confère au ministère de l’Intérieur le pouvoir de suspendre des associations soupçonnées de nuire à l’ordre public et la sécurité ou de gêner le travail des autorités.
Pour remédier à ces lacunes, le texte doit disposer clairement qu’il est nécessaire que les autorités obtiennent une autorisation judiciaire préalable pour prendre ou appliquer la décision de soumettre une personne à des mesures d’exception telles que des perquisitions ou des assignations à domicile. Il doit aussi accorder aux personnes le droit de contester ces mesures devant un organe judiciaire indépendant et impartial.
« Les membres du Parlement de Tunisie ne doivent pas envisager d’adopter cette loi avant que des garanties fortes pour la protection des droits humains aient été intégrées. Selon le droit international, les pouvoirs d’exception ne peuvent s’appliquer que dans des circonstances exceptionnelles, lorsqu’ils sont strictement nécessaires pour protéger la sécurité nationale d’une menace pour “l’existence de la nation”. Pour l’heure, cette loi donne carte blanche aux autorités tunisiennes pour réprimer les droits humains en invoquant des motifs vagues liés à la sécurité nationale », a déclaré Magdalena Mughrabi.
Depuis que l’état d’urgence a été décrété en 2015, les forces de sécurité ont procédé à des milliers d’arrestations, dont beaucoup arbitrairement, et à des milliers de descentes dans le pays pour des raisons de sécurité, souvent en ayant recours à une force excessive et injustifiée, ainsi qu’en menant des perquisitions sans autorisation judiciaire. Les autorités ont également employé des mesures d’exception pour imposer des couvre-feux dans des zones de troubles, ainsi que pour arrêter les personnes accusées de « non-respect du couvre-feu » et les condamner à de lourdes peines. Elles ont assigné à résidence au moins 138 personnes, en limitant leurs déplacements à certaines zones, ce qui s’apparente parfois à une assignation à domicile. Ces mesures sont fréquemment appliquées de manière arbitraire et discriminatoire, selon l’apparence physique, les convictions religieuses ou les antécédents judiciaires, et sans aucun moyen de les contester.
« L’utilisation abusive des mesures d’exception à maintes reprises depuis 2015 montre bien qu’il est urgent que la nouvelle loi contienne des dispositions qui empêcheront de telles violations des droits humains. Elle doit clairement disposer que l’objectif est de revenir à la normalité le plus vite possible », a déclaré Magdalena Mughrabi.
Complément d’information
Le 30 novembre 2018, le président Béji Caïd Essebsi a présenté au Parlement de Tunisie le projet de loi relatif à l’état d’urgence, visant à remplacer un décret présidentiel de 1978. L’examen de ce texte par la Commission parlementaire des droits, des libertés et des relations extérieures a débuté le 18 janvier 2019.
Les autorités tunisiennes ont initialement déclaré l’état d’urgence, en invoquant le décret de 1978, le 15 janvier 2011 et l’ont renouvelé à plusieurs reprises jusqu’à mars 2014, date à laquelle elles l’ont levé. Béji Caïd Essebsi l’a ensuite à nouveau décrété le 4 juillet 2015 à la suite de la fusillade sur une plage de Sousse. L’état d’urgence a été levé en octobre de la même année, mais il a été réinstauré dès le 24 novembre 2015, immédiatement après l’attentat commis contre la garde présidentielle à Tunis. Il a été renouvelé régulièrement depuis lors, la dernière prolongation datant du 5 mars 2019.
Dans son rapport publié à l’issue de sa dernière visite en Tunisie, en 2017, le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste a exprimé sa « préoccupation quant à la légalité et la prolongation persistante par le président des vastes pouvoirs accordés au titre de l’état d’urgence aux responsables de l’application des lois ». Ce rapport appelait en outre les autorités tunisiennes à « prendre des mesures immédiates pour mettre fin à la pratique abusive et illégale au regard du droit international consistant à prolonger systématiquement les pouvoirs exceptionnels conférés aux institutions chargées de l’application des lois au titre de l’état d’urgence, qui normalisent de fait ce qui devrait être un régime juridique d’exception ».