Résistons à l'emprise gouvernementale sur le pouvoir judiciaire
Par Dorota Zabłudowska, juge au tribunal de district de Gdańsk, Pologne
En tant que juge, j'ai pour mission de veiller à ce que la justice soit rendue aussi bien pour les victimes d'un crime que pour ses auteurs. Je vois passer dans ma salle d'audience des personnes qui ont été confrontées à l'iniquité et à l'injustice, dans diverses circonstances. Mais je n'aurais jamais cru que moi aussi je subirais l'injustice dans le cadre de ma fonction de juge – et encore moins qu'elle viendrait du gouvernement polonais. Qui sait où nous allons aujourd'hui ? Le 17 juillet 2019, la Commission européenne a décidé de passer à l'étape suivante de la procédure d'infraction qu'elle avait engagée contre la Pologne pour son nouveau régime disciplinaire applicable aux juges. Si la Pologne ne se met pas en conformité avec le droit européen, la Commission européenne pourrait saisir la Cour de justice de l'Union européenne.
Je suis moi-même bien involontairement devenue un exemple vivant des injustices créées par ce nouveau régime disciplinaire. Depuis que le gouvernement a annoncé sa « réforme judiciaire », je me suis engagée dans la défense des valeurs démocratiques en Pologne, en particulier en ce qui concerne le système judiciaire et les droits des personnes. Après l'assassinat effroyable de Pawel Adamowicz, le maire socialement progressiste de ma ville, Gdańsk, j'ai tweeté : « Voilà à quoi mènent les discours de haine. » J'ai alors été pour le moins surprise de recevoir un courrier du procureur disciplinaire me demandant des explications sur ce tweet.
Peu après, le procureur disciplinaire m'a adressé une autre lettre contestant ma légitimité à recevoir le Prix de l'égalité de la ville de Gdańsk, qui m'avait été attribué par le Conseil de l'égalité de traitement de Gdańsk et remis officiellement par le maire. Bien que j'ai fait don de la totalité de ce prix à des œuvres caritatives, le procureur disciplinaire affirmait que j'avais « porté atteinte à la dignité de juge » en « acceptant ce prix des mains du maire » car celui-ci était poursuivi dans une affaire par une autre chambre de mon tribunal. Peu importait que je n'aie rien à voir avec cette affaire et que je n'en aie entendu parler que dans les médias.
La procédure disciplinaire dont je fait l'objet a été créée par le ministère de la Justice, avec le soutien des député·e·s du parti au pouvoir. Elle est censée garantir l'obligation de rendre des comptes pour ce que l'État considère comme des « comportements non professionnels ». En réalité, comme mon exemple le montre, ces procédures disciplinaires n'ont rien à voir avec la préservation de la qualité du service judiciaire, mais sont une tentative de réduire les juges au silence et de s'assurer leur soumission au ministère de la Justice. Leur objectif est de faire en sorte qu'aucun juge n'ose s'élever contre la mainmise permanente des autorités sur le pouvoir judiciaire.
Je n'aurais jamais imaginé que des collègues, des gens qui se prétendent juges, puissent participer au harcèlement d'autres juges qui osent défendre le système judiciaire contre toute influence politique et qui veulent faire respecter les valeurs constitutionnelles. J'ai eu la cruelle déception de constater que j'avais tort.
Le harcèlement dont je suis la cible ne se limite pas à une enquête disciplinaire. Le procureur disciplinaire m'a aussi soumis à une campagne de dénigrement ; il a écrit au médiateur de la République, rendant cette lettre publique sur son site Internet, avant de m'inculper en juin pour avoir « accepté de l'argent » d'un accusé, à savoir l'ancien maire de Gdańsk.
Il ne fait pour moi aucun doute que les actes du procureur disciplinaire et de ses adjoints sont motivés par des considérations politiques et empreints de parti pris en faveur du gouvernement. Leur objectif est d'effrayer les juges et de les dissuader de protester contre les attaques des autorités, en essayant de les discréditer et de les harceler par tous les moyens possibles. Rien de tout cela ne serait possible dans un pays où la justice est véritablement indépendante et où règne encore l'état de droit.
Il est pour moi à la fois réconfortant et inquiétant de savoir que je ne suis pas la seule dans ce cas. Nombre de mes collègues vivent des expériences similaires, comme l'a montré Amnistie internationale dans son rapport intitulé Poland: Free Courts, Free People. Les formes de harcèlement varient, mais le mode opératoire est toujours le même : dès lors qu'un·e juge ou un·e magistrat·e tente de s'opposer aux « réformes » gouvernementales, ses faits et gestes – en ligne et hors ligne – font l'objet d'une intense surveillance, et il ne s'écoule jamais longtemps avant qu'une excuse ne soit trouvée pour engager une « procédure disciplinaire ». Les faits reprochés varient, mais sont toujours de bien piètres excuses. Certains de mes collègues ont été visés pour avoir posé des questions à la Cour de justice de l'Union européenne, et d'autres ont fait l'objet d'une enquête pour avoir exercé leur droit à la liberté d'expression.
Ce qui menace le plus le droit à un procès équitable en Pologne, ce sont toutefois les procédures disciplinaires engagées contre des juges en raison du contenu de leurs jugements. Depuis septembre 2018, le procureur disciplinaire Piotr Schab et ses deux adjoints ont en effet commencé à s'en prendre aux juges qui avaient selon eux rendu des décisions « politiques », par exemple en prononçant l'acquittement de personnes qui avaient manifesté contre la « réforme judiciaire » du gouvernement.
En tant que juge, j'estime avoir le devoir de protéger les libertés des citoyens et citoyennes au service desquels je suis. Ayant vécu pendant des années sous le régime communiste, j'y suis extrêmement attachée. Je continuerai de me battre contre toutes les tentatives de restreindre ces droits. Le gouvernement semble déterminé à resserrer son emprise sur le pouvoir judiciaire, et nous allons avoir besoin du soutien de la communauté internationale pour survivre et continuer à résister, non seulement au nom du peuple polonais et de ses droits humains et libertés fondamentales, mais aussi au nom de tous les Européens et Européennes.
Cet article a été initialement publié en anglais par Euronews.