• 27 nov 2019
  • Inde
  • Communiqué de presse

En Inde, le système judiciaire permet aux « tribunaux pour étrangers » de semer le chaos dans l’État d’Assam

La Cour suprême indienne et la Haute cour de Gauhati permettent aux « tribunaux pour étrangers » de créer une crise de l’apatridie dans l’État d’Assam, écrit Amnistie internationale Inde dans son nouveau rapport intitulé "Designed to Exclude", qui demande la révision du système législatif en vigueur régissant la détermination de la nationalité en Inde.

« Les tribunaux pour étrangers, qui déterminent le droit essentiel à la citoyenneté dans l’État d’Assam, sont souvent méprisants, emploient un langage péjoratif, contrôlent leurs propres procédures et les appliquent de manière arbitraire, a déclaré Aakar Patel, directeur d’Amnistie internationale Inde. Amener les gouvernements à rendre des comptes pour les violations des droits humains qu’ils commettent est toujours difficile. Cependant, dans ce cas-là, c’est le système judiciaire qui aide les institutions gouvernementales et les tribunaux pour étrangers à commettre ces violations en toute impunité. »

Victimes de discriminations

Les personnes qui comparaissent devant les tribunaux pour étrangers ne bénéficient pas des protections relatives à un procès équitable ni des garanties relatives aux droits humains qui découlent de l’article 21 de la Constitution indienne et s’appliquent aux citoyens indiens comme aux étrangers. Cette absence de protection est aussi mise en œuvre par la Haute cour de Gauhati dans le cadre de ses jugements dans diverses affaires. Par exemple, la charge de la preuve est inversée et revient à la personne qui affirme être privée de sa nationalité ; ainsi, les « électeurs douteux » et les étrangers déclarés ne bénéficient pas du droit à des investigations équitables, d’une protection contre de multiples mentions ni de l’interdiction d’étendre la déchéance de nationalité d’un membre de la famille à un autre.

Samina Bibi*, interrogée par Amnistie internationale Inde dans le cadre de ce rapport, a été déclarée étrangère par les tribunaux pour étrangers. Le tribunal a notamment évoqué comme motifs le fait qu’elle ne se souvenait pas de la circonscription où son grand-père avait voté en 1966. Abu Bakkar Siddiqui a été déclaré étranger parce que le nom de son grand-père était écrit Aper Ali dans un document et Afer Ali dans un autre.

En l’absence d’une juridiction d’appel, la plupart des personnes lésées par le jugement des tribunaux pour étrangers déposent une plainte auprès de la Haute cour de Gauhati. Toutefois, cette cour a fortement restreint son champ d’action s’agissant d’examiner les requêtes contestant les jugements des tribunaux pour étrangers. En outre, à l’instar de ces tribunaux, elle ne prend pas en compte les vulnérabilités des personnes à qui l’on demande de prouver leur nationalité, particulièrement les femmes mariées à un jeune âge, les migrants inter-États, les travailleurs journaliers et les personnes souffrant de troubles mentaux. La charge de la preuve stricte qui incombe à la personne dont la nationalité est remise en cause est totalement dissociée de la réalité en matière de papiers et documents officiels en Inde.

« Depuis 15 ans, les tribunaux pour étrangers font des ravages dans l’État d’Assam. Ils n’ont pas à rendre de comptes devant la justice, le gouvernement indien ni le gouvernement de l’État d’Assam. Désormais, avec le ministre de l’Intérieur de l’Union indienne Amit Shah qui annonce la mise à jour du Registre national des citoyens (NRC) dans toute l’Inde, des milliers de tribunaux pour étrangers pourraient voir le jour à travers le pays. Ils décideront si les personnes exclues du Registre sont ou non des citoyens indiens », a déclaré Aakar Patel.

Des tribunaux complices

Mis en place en vertu de la Loi de 1946 relative à l'enregistrement des étrangers, pré-constitutionnelle et coloniale, et du décret de 1964 relatif aux tribunaux pour étrangers, ces tribunaux pour étrangers sont habilités par la Cour suprême indienne à se prononcer sur la citoyenneté des habitants de l’Assam. En 2005, examinant une requête déposée par le Premier ministre de l’Assam, Sarbananda Sonowal, la Cour suprême a assimilé l’immigration dans l’État d’Assam à une « agression externe » et statué que la loi relative aux migrants illégaux (détermination par les tribunaux), permettant d’établir si une personne est un migrant illégal, ne protégeait pas dûment les habitants de l’Assam contre une telle agression, bafouant ainsi l’article 355 de la Constitution indienne. Cela a ouvert la voie à la détermination de la citoyenneté par les tribunaux pour étrangers dans l’État d’Assam.

Les observations de la Cour suprême se fondaient sur un rapport déposé par le gouverneur de l’Assam en 1998, alors que ce rapport reconnaissait qu’en l’absence de toute donnée crédible ou exhaustive, il se basait sur « des extrapolations théâtrales » visant à établir la forte incidence de la migration illégale du Bangladesh vers l’Inde.

Ce jugement a déclenché une réaction en chaîne, au niveau des juridictions de première instance, mais aussi des autres arrêts de la Cour suprême, tels que Assam Sanhmilita Mahasangha v. Union of India (2014) et Assam Public Works v. Union of India (2019). Ces arrêts ont lancé la mise à jour du Registre national des citoyens (NRC) en Assam et décrété que les enfants des personnes déclarées étrangères par les tribunaux pour étrangers ou désignées comme électeurs douteux ou dont les affaires sont en instance devant ces tribunaux seront exclus du Registre.

« Si les États ont le droit de fixer des principes quant à l’acquisition, à la renonciation ou à la déchéance de nationalité, ils doivent le faire dans le cadre du droit international relatif aux droits humains. Les décisions de la Cour suprême ne sont pas conformes au droit international, notamment aux obligations de l’Inde au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), de la Convention relative aux droits de l’enfant et de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. En outre, elles sont très éloignées de la réalité sur le terrain, a déclaré Aakar Patel.

« Les tribunaux se rendent complices en colportant un récit qui ne se base aucunement sur des faits. En qualifiant la migration de menace pour la sécurité et en s’entêtant sur cette voie, les tribunaux ont créé un système destiné à exclure et à dévaster la vie de nombreux habitants de l’Assam », a déclaré Aakar Patel.

La loi relative aux migrants illégaux (détermination par les tribunaux) a fixé la procédure permettant de déterminer de manière équitable si une personne est un migrant illégal. C’est à l’État qu’il incombe de prouver qu’une personne est un migrant illégal. Seul un juge de district en place ou à la retraite ou un juge de district additionnel peut siéger au tribunal. En outre, la procédure pour soumettre un dossier incluait des enquêtes à différents niveaux. En cas d’opinion défavorable ou de différence d’opinion entre deux membres du tribunal, une cour d’appel était chargée de réexaminer le dossier.

« La Cour suprême a préféré la rapidité des tribunaux pour étrangers à l’équité des tribunaux mis en place au titre de la loi relative aux migrants illégaux. Présentant les garanties d’un procès équitable comme un obstacle pour " détecter " les migrants illégaux au titre de cette Loi, la Cour suprême avait avancé qu’il était bien plus facile de déclarer coupable et condamner à mort ou la réclusion à perpétuité un accusé devant une cour pénale, que de déterminer si une personne est un migrant en situation irrégulière », a déclaré Aakar Patel.

Devant les tribunaux pour étrangers, il incombe à la personne dont la nationalité est remise en cause de prouver qu’elle est Indienne. Il n’existe pas de cour d’appel. Aucune procédure ne comporte de lignes directrices sur la manière dont une mention peut être faite contre une personne au tribunal. Une période de 10 jours est prévue, un délai bien trop court pour que les personnes concernées puissent produire leurs documents devant le tribunal après avoir reçu une notification. En outre, les critères d’éligibilité des membres des tribunaux se sont progressivement affaiblis au fil des ans. Ils n’ont pas de poste fixe et sont recrutés sur une base contractuelle. Selon une analyse de la déclaration sous serment déposée par le gouvernement de l’Assam devant la Haute cour de Gauhati, en moyenne, tout membre qui a déclaré des personnes étrangères dans moins de 10 % des affaires jugées risque d’être licencié.

« Si les tribunaux pour étrangers reproduisent leur fonctionnement dans tout le pays, alors nous devrions assister à l’une des plus vastes procédures de privation arbitraire de nationalité au monde », a déclaré Aakar Patel.

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