La liberté de la presse, fraîchement acquise et encore fragile, doit être consolidée en droit et en pratique
À l’approche de la Journée mondiale de la liberté de la presse 2019, les autorités éthiopiennes doivent faire davantage pour inscrire la liberté de la presse durablement dans la pratique et dans la loi.
En 2015, l’Éthiopie se distinguait en étant le deuxième pays d’Afrique, derrière l’Érythrée, à incarcérer le plus grand nombre de journalistes. Avance rapide jusqu’en 2019 : le pays n’a plus de journalistes dans ses geôles. Ils ont tous étés libérés, en même temps que des milliers d’autres détenus, lorsque les portes des prisons ont été ouvertes en grand en janvier 2018.
Depuis, les progrès sont marqués au niveau de la liberté de la presse, les autorités ayant décidé de desserrer leur étau sur les activités des médias. En juillet 2018, l’Observatoire ouvert des interférences réseau (OONI) a confirmé que 264 sites Internet auparavant bloqués étaient redevenus accessibles, y compris des sites de médias de la diaspora.
Depuis avril 2018, au moins huit nouveaux journaux et magazines privés ont vu le jour, alors qu’ils n’étaient que quatre auparavant. En outre, on note un changement radical et audacieux dans la couverture de sujets précédemment jugés trop sensibles, comme la politique et les droits humains. Dans son Classement mondial de la liberté de la presse 2019, Reporters sans frontières indique que l’Éthiopie, classée 110e sur 180 pays jaugés en 2018, a gagné 40 places.
Depuis 10 ans, l’un des principaux outils du gouvernement pour réduire au silence les journalistes est la Loi de 2009 relative à la lutte contre le terrorisme, formulée en termes vagues, dont il se sert pour porter des accusations forgées de toutes pièces contre des journalistes et des blogueurs.
Amnistie Internationale a recensé cinq cas de journalistes accusés et reconnus coupables aux termes de cette loi. Eskinder Nega, adopté comme prisonnier d’opinion, a été arrêté en 2011 après avoir publié sur le site EthioMedia un article qui dénonçait l’utilisation abusive de cette même loi pour museler le journalisme indépendant et la dissidence politique.
Reeyot Alemu, éditorialiste pour plusieurs journaux locaux, a elle aussi été arrêtée en 2011 en raison d’une lettre ouverte qu’elle avait écrite aux partisans du Front populaire de libération du Tigré (FPLT) sur le site Ethiopian Review. Des inspecteurs ont proposé de la libérer si elle faisait un faux témoignage contre un autre journaliste, Elias Kifle, administrateur du site Ethiopian Observer. Elle a refusé cette proposition et a été inculpée de terrorisme dans le cadre d’un procès truffé de violations des normes d’équité, notamment l’utilisation de documents probants mal traduits.
Woubeshet Taye, alors rédacteur en chef du journal hebdomadaire privé Awramba Times, a également été arrêté en 2011 pour avoir reproché au gouvernement d’affaiblir les médias. Khalid Mohamed et Darsema Sori, rédacteurs à Radio Bilal, ont été arrêtés en 2015 pour « apologie d’une idéologie extrémiste et complot en vue de renverser le gouvernement », au motif qu’ils ont couvert les contestations de musulmans contre l’ingérence du gouvernement dans les affaires religieuses.
Reeyot Alemu a été libérée en 2015, et les quatre autres en janvier 2018.
Le gouvernement éthiopien a brouillé les signaux de diffusion du service en langue amharique de Voice of America et de médias de la diaspora tels que l’Ethiopian Satellite Television and Radio (ESAT) et l’Oromiya Media Network (OMN). Il a également bloqué de manière intermittente des médias en ligne et des sites de réseaux sociaux en 2015, lors des vagues de manifestations déclenchées par des décennies de répression.
Comme si cela ne suffisait pas, en janvier 2014, il lançait une nouvelle offensive contre la liberté de la presse au moyen d’une « analyse de tendance » sur les contenus publiés par sept magazines indépendants entre le 11 septembre et le 9 décembre 2013. Cette analyse qualifiait les sept magazines de « porte-parole des partis politiques extrémistes », affirmant qu’ils « dénigrent la Constitution », « contestent la croissance économique », « appellent aux troubles », « noircissent le système politique » et « font l’apologie du terrorisme ». Craignant que le gouvernement ne s’en prenne une nouvelle fois aux journalistes, des dizaines d’employés de ces magazines ont fui le pays.
Les avancées actuelles en matière de liberté de la presse et de droit à la liberté d’expression sont le fruit d’années de résistance contre la répression. Le peuple éthiopien a payé un lourd tribut, endurant la répression brutale des forces de sécurité contre des manifestants majoritairement pacifiques depuis 2015, particulièrement dans les régions Oromia et Amhara. Les forces de sécurité ont tué et blessé des manifestants et procédé à des arrestations massives afin de disperser les rassemblements. En 2016 et 2018, le gouvernement a décrété des mesures d’urgence conférant aux forces de sécurité des pouvoirs très étendus s’agissant de restreindre les droits à la liberté d’expression, à la liberté de réunion pacifique et à l’accès à l’information.
Si 2018 fut globalement une bonne année pour les journalistes en Éthiopie, ils sont encore soumis dans le cadre de leur travail à des mesures de harcèlement et d’intimidation. Le 13 juillet 2018, un groupe de jeunes a stoppé des journalistes voyageant de Dire-Dawa à Addis-Abeba dans la ville de Meisso, à 300 km à l’est d’Addis-Abeba, et les ont accusés d’espionnage. Leur équipement a été vandalisé et ils ont été roués de coups ; leur chauffeur a succombé à ses blessures une semaine plus tard. Le 23 février 2019, deux reporters travaillant pour le journal en ligne mereja.com ont été frappés et blessés par un groupe de personnes à Legetafo, une petite ville située à 20 km au nord-est d’Addis-Abeba, alors qu’ils interviewaient des victimes d’expulsions forcées.
Des blogueurs, des défenseurs des droits humains et des militants sont harcelés, intimidés et menacés sur les plateformes de réseaux sociaux en raison de leurs opinions. Seyoum Teshome, professeur à l’université de Wolisso, connu pour son blog et ses activités politiques, a critiqué le maire d’Addis-Abeba sur Facebook le 17 octobre 2018. Un utilisateur de Facebook a immédiatement publié son numéro de téléphone portable et demandé aux jeunes de Wolisso de l’appeler et de le harceler. Pendant les deux jours qui ont suivi, il n’a cessé de recevoir des menaces de mort.
Si le gouvernement a commencé à réviser la Loi antiterroriste en août 2018, il reste encore beaucoup à faire pour consolider la liberté de la presse encore très fragile, l’inscrire durablement dans la loi et revoir le cadre de régulation des médias. En juin 2018, l’Ethiopian Broadcasting Authority, l’autorité de régulation des médias audiovisuels, a ordonné à deux chaînes de télévision d’expliquer pourquoi elles n’avaient pas couvert un rassemblement progouvernemental à Addis, révélant des restrictions administratives persistantes imposées à la liberté des médias.
Le gouvernement a proposé un projet de loi visant à prévenir les discours haineux et la diffusion de fausses informations. Ce texte érige en infraction la publication, la diffusion et la possession intentionnelles de discours de haine qui prônent la discrimination, la diabolisation, le dénigrement et la violence – sans que les éléments constitutifs de ces infractions ne soient clairement définis. Il criminalise également la diffusion de fausses informations et nouvelles non vérifiées susceptibles de provoquer ou de déclencher des conflits ou des violences.
Amnistie Internationale estime que le fait de déterminer s’il s’agit de fausses informations laisse trop de place à la subjectivité et à l’ambiguïté, et que ce projet de loi risque fort d’être détourné en vue de criminaliser le droit à la liberté d’expression et la liberté de la presse.
Il faut l’aligner sur les normes internationales afin qu’il se fasse l’écho de la tendance mondiale qui vise à prévenir les appels à la haine constituant une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence, sans pour autant restreindre indûment la liberté de la presse ni le droit à la liberté d’expression.
Une élection étant programmée pour mai 2020, le gouvernement doit accorder la priorité à la protection de la liberté de la presse et accélérer la révision des lois qui permettront d’y parvenir, notamment la loi antiterroriste, la loi relative à la liberté des médias, la loi relative à l’accès à l’information et la loi relative à l’informatique.