Asie du Sud-Est : sur le front de la liberté de la presse
Le 3 mai est la Journée mondiale de la liberté de la presse et l’édition 2019 est la première depuis l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. Ce meurtre, qui a porté un coup terrible au caractère sacré de la presse libre, fut aussi un incroyable cri de ralliement. Comment un courageux éditorialiste peut-il à lui seul faire trembler l’un des dirigeants les plus puissants du monde ? Les journées mondiales consacrées à une cause peuvent prêter à sourire – jusqu’à ce qu’un événement nous rappelle soudain tout ce que nous devons protéger.
La bataille pour une presse libre se livre dans le monde entier. L’une de ses lignes de front les plus périlleuses se trouve ici, en Asie du Sud-Est. Lorsque le Time magazine a choisi de mettre en avant des journalistes en tant que « Personnalités de l’année », il a publié quatre unes différentes. Deux concernaient l’Asie du Sud-Est. La première présentait les journalistes de Reuters, désormais lauréats du prix Pulitzer, Wa Lone et Kyaw Soe Oo, du Myanmar. La seconde rendait hommage à la Philippine Maria Ressa, directrice et rédactrice exécutive de Rappler.
Si leur histoire est devenue emblématique, le risque existe que le message plus général du Time ne passe à la trappe. Les parcours de ces journalistes sont exceptionnels. Ce qui ne l’est pas du tout en revanche, ce sont les violences et le harcèlement dont eux-mêmes et leurs confrères sont victimes.
La semaine dernière, la plus haute instance du Myanmar a rejeté l’appel déposé par Wa Lone et Kyaw Soe Oo, confirmant leur condamnation à sept ans de prison, lors même que des preuves accablantes attestent qu’ils ont été reconnus coupables d’accusations fallacieuses, à titre de représailles parce qu’ils ont enquêté sur les atteintes aux droits humains commises par l’armée du Myanmar contre les Rohingyas dans le nord de l’État d’Arakan.
Le tollé international suscité par cette affaire n’a pas dissuadé les autorités birmanes d’appliquer encore les mêmes méthodes. Ces dernières semaines, un réalisateur reconnu, cinq artistes satiriques et le rédacteur en chef de The Irrawaddy, organe de presse très connu au Myanmar, ont été inculpés en lien avec des critiques pacifiques visant l’armée.
Aux Philippines, le harcèlement visant Maria Ressa et Rappler fait les gros titres dans le monde entier, au fil des rebondissements dans les 11 actions en justice intentées à leur encontre. Le journalisme courageux de Rappler a dénoncé sans relâche la « guerre contre la drogue » que mène le président Rodrigo Duterte pour ce qu’elle est : une campagne violente et meurtrière contre les pauvres. Le gouvernement semble vouloir à tout prix étouffer le journalisme indépendant afin de faire prévaloir sa version des faits.
Le mois dernier, la campagne agressive contre les médias indépendants – qui ne se limite absolument pas à Rappler – a pris un nouveau tournant. Le 22 avril, le gouvernement a publié une liste de journalistes et d’avocats qui collaboreraient en vue de chasser du pouvoir le président Rodrigo Duterte, et a annoncé une enquête de la police nationale sur les personnes citées.
Ce gouvernement est coutumier de la stratégie de la peur qui consiste à dresser des listes de cibles publiques. Et c’est d’autant plus dangereux que les personnes sur ce genre de listes sont menacées, harcelées, ou pire encore. Cela ne fait qu’ajouter à l’insécurité que vivent les journalistes, aux Philippines et ailleurs dans le monde.
Peut-être le cas le plus choquant des derniers mois est-il celui de Truong Duy Nhat, journaliste vietnamien qui contribue chaque semaine à Radio Free Asia. Fin janvier, il a disparu d’un centre commercial à Bangkok, en Thaïlande, probablement dans le cadre d’un enlèvement. Ancien prisonnier d’opinion qui craignait d’être de nouveau la cible des autorités vietnamiennes, il avait fui le Viêt-Nam quelques semaines auparavant et demandé l’asile auprès du HCR à Bangkok, la veille de sa disparition. Quelques semaines plus tard, il a refait surface dans une prison au Viêt-Nam. Ses amis et sa famille ne sont pas autorisés à entrer en contact avec lui.
À l’exception de la Loi relative aux secrets d'État, texte obsolète datant de l’ère coloniale britannique qui a servi à incarcérer Wa Lone et Kyaw Soe Oo au Myanmar, la tendance dans la région est de recourir à des lois relatives à la diffamation, mises au goût de l’ère numérique, afin de poursuivre en justice et de sanctionner les journalistes. Ces lois, étayées par les techniques de surveillances sophistiquées, sont la nouvelle stratégie des gouvernements désireux de réprimer la liberté d’expression.
Maria Ressa est inculpée de diffamation en ligne au titre de la Loi sur la prévention de la cybercriminalité. L’an dernier, le Viêt-Nam et la Thaïlande ont promulgué, et le Cambodge a rédigé, des lois extrêmement intrusives en matière de cybersécurité, qui confèrent aux autorités des pouvoirs très étendus.
Singapour s’apprête à promulguer un projet de loi contre les mensonges délibérés en ligne, projet lacunaire visant à lutter contre les « fausses informations ». Le texte les définit de manière très vague et fait du gouvernement l’unique arbitre pour juger de ce qui est « faux » ou « trompeur ». En outre, aucune distinction n’est faite entre la désinformation malveillante et les exceptions légitimes, telles que la satire, ou les personnes qui postent par erreur de faux contenus qu’elles croient vrais.
Il est inquiétant de constater que Singapour, qui accueille le premier centre de données de Facebook en Asie dans le cadre d’un projet d’un milliard de dollars, semble bien parti pour asseoir sa position de plateforme numérique dans la région.
Le danger existe que les autorités de Singapour tentent de soumettre Facebook aux lois locales, en violation du droit fondamental à la liberté d’expression. Si le projet de loi n’est pas amendé afin de respecter les normes internationales, un dangereux précédent pourrait être établi au niveau régional.
Des centaines de Wa Lone et de Kyaw Soe Oo, de Maria Ressa et de Truong Duy Nhat résistent à cette vague croissante de répression orchestrée par les gouvernements. Chaque jour, ils prennent des risques incroyables pour dénoncer les atteintes aux droits humains, se mettant eux-mêmes et leurs proches en danger chaque fois qu’ils entrent dans la salle de rédaction, s’installent à leur clavier ou utilisent leur portable.
Les journalistes en Asie du Sud-Est écrivent le prochain chapitre du combat pour la liberté de la presse, avec ses héros et ses défis. Nous avons plus que jamais besoin d’eux.