Révolte de Gafsa & Justice transitionnelle : La portée symbolique ne suffit pas
Le mercredi 26 septembre a été un jour particulièrement important au tribunal de première instance de Gafsa. L’émotion était à son comble quand les militants et les meneurs de la révolte du bassin minier de Gafsa, en 2008, sont entrés dans la salle d’audience où ils avaient été roués de coups, jugés de façon inique et condamnés, il y a presque 10 ans jour pour jour. Mais cette fois, ils sont entrés par la porte principale, en tant que victimes attendant de voir condamnés les auteurs de ces actes, et non en tant que prévenus accusés de comploter contre l’État. Leur seul crime en 2008 ? Avoir osé manifester pacifiquement contre ce qu’ils considéraient comme des pratiques déloyales en matière d’embauche, du népotisme et un manque de transparence de la part de la Compagnie des phosphates de Gafsa, une entreprise détenue par l’État et le principal (voire le seul) employeur de la région.
Le mouvement de protestation qui a duré près de six mois en 2008 a donné lieu à un recours excessif à la force par les forces de sécurité, qui s’est soldé par la mort de trois manifestants. Des dizaines d’autres personnes ont été arrêtées de façon arbitraire, torturées ou autrement maltraitées, et de lourdes peines de prison ont été prononcées à l’issue de procès iniques. Ce mouvement était largement soutenu par les organisations de la société civile tunisienne, ainsi que par des groupes de défense des droits humains du monde entier. Amnistie internationale et d’autres organisations de défense des droits humains, tunisiennes et internationales, ont recensé et dénoncé les violations des droits humains commises contre des manifestants au moment des faits et ont réclamé que toutes les personnes condamnées arbitrairement à l’issue de procès inéquitables soient libérées.
Le procès qui s’est ouvert cette semaine concerne la violente répression par la police de la révolte du bassin minier de Gafsa en 2008. Il est porteur d’une forte signification pour le processus de justice transitionnelle en Tunisie car il s’agit de la première véritable occasion de mettre fin à l’impunité dont ont bénéficié jusqu’ici les auteurs de graves violations des droits humains commises par le passé dans le pays. Ce procès offre également la possibilité de restaurer la confiance dans le système judiciaire, qui, lorsque Zine el Abidine Ben Ali était au pouvoir, était utilisé comme un outil de répression, y compris lors de la condamnation et de l’emprisonnement injustes de personnes ayant participé au mouvement de protestation le plus important en Tunisie avant le soulèvement de 2010. Ce procès est le dernier en date d’une série qui a débuté en mai 2018, après que l’Instance vérité et dignité a transféré le dossier au tribunal dans le cadre du processus de justice transitionnelle engagé en Tunisie à la suite du soulèvement de 2011. À ce jour, l’Instance vérité et dignité a transmis 260 dossiers aux 13 chambres criminelles spécialisées du système judiciaire tunisien établies pour juger les affaires de violations des droits humains commises entre 1955 et 2013. Le dossier, tel qu’il a été transmis par l’Instance vérité et dignité, concerne 51 victimes de violations graves des droits humains et 16 prévenus, dont le président déchu Zine el Abidine Ben Ali, l’ancien ministre de l’Intérieur et plusieurs haut responsables des forces de sécurité.
Mercredi, Bachir Laabidi et Adnen Hajji, qui étaient en première ligne lors des manifestations de 2008, ont exprimé avec éloquence leur déception de ne pas voir sur la liste des prévenus les magistrats qui les avaient jugés injustement, avaient ignoré les marques de torture sur leur corps et les avaient renvoyés à leurs tortionnaires. Ils ont également fait part de leur vive contrariété en constatant qu’aucune des 16 personnes accusées d’avoir participé aux violences qui ont fait trois morts et des dizaines de blessés parmi les manifestants ne s’était présentée à l’audience, et ils ont vivement demandé au juge de prononcer des interdictions de voyager et d’émettre des mandats d’amener pour veiller à ce qu’elles n’aient pas le loisir de fuir. Le tribunal a annoncé qu’il le ferait en fin de procès. L’absence des prévenus et le fait que les principaux suspects n’aient pas été inculpés pour les violations commises sont en effet problématiques. Mais ce procès n’en reste pas moins un tournant décisif pour la Tunisie. Voir enfin un tribunal pénal s’intéresser à de graves violations des droits humains revêt une importance cruciale pour les victimes et leur famille, mais aussi pour les personnes, comme les membres d’Amnistie internationale, qui militent depuis des années en faveur de la liberté d'expression et de réunion et des droits économiques et sociaux à Gafsa et ailleurs en Tunisie, et qui réclament le respect de l’obligation de rendre des comptes pour les auteurs présumés et justice pour les victimes.
D’un point de vue personnel, ce mercredi a également été très important pour moi. Pouvoir assister à ce procès en tant qu’observatrice aurait été inconcevable il y a 10 ans, sans même parler du fait d’entendre les victimes nommer leurs tortionnaires et réclamer justice devant un juge, sans crainte. Être assise aux côtés des figures de proue des manifestations et parler de la manière dont la ville de Gafsa elle-même s’est retrouvée verrouillée en 2008, avec une présence massive des forces de sécurité visant à empêcher les défenseurs et les partisans des manifestants d’atteindre le tribunal les jours d’audience, a fait grandir l’espoir de voir justice rendue, mais en a également rendu l’urgence plus pressante.
Il ne suffit pas de reconnaître aujourd’hui la violence de l’oppression exercée par le passé en Tunisie. Ces procès, y compris celui de Gafsa, ne doivent pas avoir une simple portée symbolique. Le système judiciaire doit mettre en place des mesures, notamment en veillant à ce que les prévenus soient convoqués devant la justice, visant à garantir que ces procès donnent lieu à des poursuites équitables contre les personnes soupçonnées de graves violations des droits humains en Tunisie, et que les victimes et leur famille obtiennent justice et réparation. L’impunité qui prévaut pour les violations des droits humains dans la Tunisie d’après 2011 et le manque de volonté politique pour veiller au respect de l’obligation de rendre des comptes sont parmi les principales raisons pour lesquelles des violations des droits humains telles que la torture sont toujours commises aujourd’hui dans le pays. Le véritable test auquel doit faire face la justice transitionnelle en Tunisie aujourd’hui consiste à savoir si elle est capable de briser le cycle de l’impunité pour les violations graves commises par les forces de sécurité. Il s’agit d’une étape indispensable pour garantir la non-répétition et concrétiser le droit à un recours pour les victimes qui attendent depuis des dizaines d’années d’obtenir la vérité et la justice.
En outre, les autorités tunisiennes continuent à bafouer régulièrement le droit à la liberté de manifester pacifiquement, à travers le harcèlement judiciaire et les sanctions collectives prises à l’encontre des manifestants pacifiques qui dénoncent les conditions socio-économiques dans le bassin minier et ailleurs. La même salle d’audience du tribunal de première instance de Gafsa a accueilli des procès iniques contre des manifestants pacifiques de la région du bassin minier, qui, ces quatre dernières années, protestaient contre les mêmes problèmes que ceux qui ont mené aux événements de 2008. Une dizaine de manifestants sont condamnés en leur absence chaque année pour « entrave à la liberté de travailler », au titre de leur participation à ces manifestations.
La justice, c’est aussi se pencher sur la marginalisation systématique et historique des régions intérieures de la Tunisie. Malgré les richesses apportées au pays par l’exploitation du phosphate, la région de Gafsa reste sous-développée par rapport aux régions du nord et aux régions côtières. L’accès de la population du bassin minier aux infrastructures de base, comme l’eau potable, et aux services sociaux, comme les services de santé, reste largement insuffisant, tout comme les perspectives économiques. Il est possible d’obtenir justice pour les victimes grâce à des procès, mais justice ne pourra être obtenue pour Gafsa que quand les autorités tunisiennes veilleront à l’égalité des chances en matière de perspectives économiques dans les régions marginalisées de longue date, et à l’accès universel à tous les services publics essentiels, y compris l’eau potable et la santé.
Fida Hammami, chercheuse sur la Tunisie au sein du bureau régional d’Amnistie internationale