Droit à la liberté de réunion pacifique – une liberté qui n’en a que le nom
Droit essentiel dans une société stable et respectueuse des lois, le droit à la liberté de réunion pacifique est de plus en plus restreint depuis 2012 en Russie, où il fait l’objet d’une sévère répression. Les événements de 2017 et du début de l’année 2018 témoignent des restrictions auxquelles il est aujourd’hui soumis et des représailles auxquelles s’exposent celles et ceux qui revendiquent malgré tout leur droit à manifester et à exprimer une opinion différente de celle du pouvoir. Les autorités font preuve d’une tolérance extrêmement limitée à l’égard des rassemblements publics dont les participants les défient ouvertement ou prennent des positions qu’elles ne partagent pas, ou simplement qui se tiennent sans leur autorisation expresse. À l’approche des élections présidentielles de 2018 et alors que la Coupe du monde de football se profile à l’horizon, la Russie va se retrouver sous les projecteurs de la presse internationale. Dans ces conditions, il est probable que les Russes vont être de plus en plus nombreux au cours des prochains mois à vouloir exercer leur droit à la liberté de réunion pacifique. Les autorités persistent cependant dans leur volonté de contrôler étroitement cet exercice partout en Russie, refusant régulièrement l’accès à l’espace public à des manifestants, se livrant à de sévères représailles contre les « contrevenants », voire contre de simples passants, limitant la diffusion des informations sur les mouvements de contestation, n’hésitant pas à recourir à des mesures extrajudiciaires pour tenter de dissuader les manifestants (notamment les plus jeunes) et durcissant la réglementation relative aux manifestations de rue. La Coupe des Confédérations de la FIFA 2017 et la Coupe du monde organisée dans quelques mois ont servi et continuent de servir de prétexte aux autorités russes pour imposer des restrictions encore plus draconiennes limitant les réunions publiques.[1]
La vague de contestation qui a déferlé dans tout le pays en 2017 et début 2018 s’est heurtée à une répression marquée par des milliers de violations des droits fondamentaux des manifestants (recours à une force excessive de la part de la police, arrestations arbitraires, mauvais traitements, procès non équitables, lourdes amendes et mesures de « détention administrative » prolongée, pouvant atteindre 30 jours). Un certain nombre de manifestants ont fait l’objet de poursuites pénales, en lien, bien souvent, avec des accusations douteuses ; plusieurs ont d’ores et déjà été condamnés à des peines d’emprisonnement. Au vu de la manière dont évoluent les choses, il est probable que la situation va continuer de s’aggraver.
Les autorités russes doivent immédiatement mettre un terme aux restrictions qui pèsent sur le droit à la liberté de réunion pacifique, et respecter, protéger, promouvoir et assurer l’exercice de ce droit par tous. Toutes les victimes des violations passées doivent pouvoir bénéficier d’un recours effectif, et notamment de réparations appropriées.
Vous trouverez dans ce qui suit un résumé des principales préoccupations d’Amnistie internationale concernant les atteintes au droit à la liberté de réunion pacifique commises en Russie. Le présent document reprend les constatations d’un rapport que nous avions publié en juin 2014 sous le titre Un droit, pas un crime : Les violations du droit à la liberté de réunion en Russie, et se fonde sur des observations réalisées directement lors de plusieurs rassemblements publics ayant eu lieu en 2017 et 2018, notamment le 26 mars 2017 et le 28 janvier 2018, ou dans le cadre de missions d’observations lors de procès, sur des informations recueillies à la faveur d’entretiens avec des manifestants, des militants, des journalistes couvrant des réunions publiques, des défenseurs des droits humains et des juristes, ainsi que sur des recherches faites depuis nos bureaux.
1. Une législation répressive, qui interdit les rassemblements, à moins qu’ils n’aient été expressément autorisés
Le cadre législatif qui régit les rassemblements publics en Russie, ainsi que les pratiques de gestion desdits rassemblements, sont abusivement répressifs et ne respectent pas les obligations et les engagements internationaux de Moscou en matière de droits humains. L’écart considérable qui existe entre les obligations de la Russie au titre du droit international relatif aux droits humains et la législation et les pratiques de ce pays, ainsi que l’analyse qui en est faite par Amnistie internationale sont présentés plus en détail dans le rapport publié par l’organisation en juin 2014.[2] De nouvelles modifications ont été apportées depuis à la législation par les autorités russes. Elles renforcent dans la plupart des cas les mesures permettant de diminuer la portée des réunions publiques et de les limiter de manière illégitime.
Globalement, les pouvoirs publics russes considèrent depuis longtemps comme illégale toute réunion qu’ils n’ont pas expressément autorisée ou qui n’est pas strictement conforme aux conditions très précises imposées pour sa tenue. Ils ont étendu ces dernières années les restrictions à différentes formes de contestation de rue qui relevaient auparavant d’une réglementation plus souple, tout en élargissant et en aggravant considérablement les peines encourues pour non-respect des restrictions en vigueur.
2. Des autorisations de réunion publique régulièrement et arbitrairement refusées
Les organisateurs de manifestations publiques doivent dans la plupart des cas soumettre aux autorités locales une demande écrite (appelée de façon trompeuse « notification » dans la loi).
Légalement, les pouvoirs publics ne peuvent refuser l’autorisation que pour deux motifs : lorsque la personne la sollicitant n’est pas habilitée à organiser un rassemblement public, et lorsque la loi interdit expressément les rassemblements à l’endroit prévu. Ils peuvent également demander aux organisateurs de choisir un autre lieu ou une autre date pour la manifestation envisagée. Ils ont en outre la possibilité d’imposer certaines conditions (une différente forme de contestation publique ou la modification du mot d’ordre, par exemple), afin que la manifestation soit en conformité avec la loi.
Or, dans la pratique, les pouvoirs publics locaux ont souvent pour habitude de ne pas répondre aux demandes des organisateurs. Lorsqu’ils répondent, c’est généralement pour refuser de façon arbitraire la tenue de l’événement envisagé, ou du moins l’autorisation de l’organiser à l’heure et à l’endroit proposés, en particulier lorsque ledit événement est de nature politique. Ils invoquent fréquemment dans leur refus des motifs qui ne sont pas prévus par la loi, donnent un prétexte arbitraire, voire ne motivent pas le rejet de la demande. Parmi les raisons généralement invoquées ces dernières années par l’administration locale pour motiver son refus, citons : l’atteinte excessive à l’ordre public qu’engendrerait la manifestation envisagée (alors même que des événements soutenus par le pouvoir, ayant des conséquences autrement plus importantes pour l’ordre public, sont organisés dans des circonstances analogues), des projets de travaux (réalisés par la suite ou non), ou encore une possible confrontation avec les participants à un autre rassemblement (prévu, comme par hasard, au même moment et au même endroit). La façon dont sont formulées les réponses officielles signifiant le refus d’autoriser telle ou telle manifestation est parfois délibérément vague, incompréhensible, juridiquement discutable, voire frise l’absurde.[3]
Lorsqu’elles refusent d’autoriser une manifestation, les autorités omettent régulièrement de proposer un autre lieu ou une autre date possible, comme l’exige pourtant la loi. Et lorsqu’une solution de substitution est proposée, elle est généralement beaucoup moins favorable que le choix initial (dans un lieu éloigné de tout, par exemple), lorsqu’elle n’est pas tout simplement risible. Selon l’organisation de défense des droits humains OVD-Info, l’administration aurait ainsi suggéré à des militants d’organiser leur manifestation dans un cimetière (à plusieurs reprises), sur une île, dans un village isolé, ou encore à sept heures du matin, un week-end.
Parfois, l’autorisation d’organiser une réunion est refusée et le lieu envisagé pour la manifestation est fermé au public, sous prétexte de travaux de voirie ou de réfection. De grandes manifestations publiques (un concert en plein air, par exemple) peuvent aussi être organisées, ou simplement simulées, à la date prévue pour le rassemblement. Dans de tels cas, l’administration ne fait pas véritablement d’efforts pour permettre le déroulement de la manifestation envisagée.
Considérée comme discriminatoire et contraire au droit à la liberté d'expression par la Cour européenne des droits de l’homme en 2017, la loi interdisant « la propagande homosexuelle », sert régulièrement à empêcher les militants LGBTI et leurs sympathisants d’exercer leurs droits à la liberté de réunion et d'expression.
Des règles et des restrictions supplémentaires beaucoup trop larges ont été imposées aux organisateurs de rassemblements publics en 2017, à l’approche de la Coupe des Confédérations de la FIFA 2017, puis de la Coupe du monde 2018, dans les 11 régions de la Fédération de Russie accueillant des rencontres dans le cadre de ces deux événements sportifs. Ces derniers étaient nommément cités comme la raison de l’imposition de ces mesures supplémentaires, qui imposaient notamment aux organisateurs d’une éventuelle réunion publique d’obtenir l’accord non seulement de l’administration locale, mais également du ministère de l’Intérieur et du Service fédéral de sécurité (FSB) concernant le lieu, l’heure, la date et le nombre de participants. Ces nouvelles règles ne concernent pas les rassemblements organisés « en lien avec » des événements sportifs, mais ce « lien » n’est pas clairement défini, pas plus que les critères retenus pour autoriser ou interdire une réunion. Elles donnent par conséquent une grande latitude aux autorités pour interdire un rassemblement public. Lors de la Coupe des Confédérations de la FIFA 2017, des dizaines de rassemblements ont été interdits dans la seule ville de Moscou au titre de ces mesures complémentaires. Des réunions ont également été interdites dans plusieurs villes de province. Les Jeux olympiques de Sotchi, en 2014, avaient déjà donné lieu à des restrictions temporaires similaires. Leur application s’était traduite par de multiples atteintes aux droits humains.
3. Dispersion de rassemblements pacifiques, recours abusif à la force par la police et mauvais traitements sur la personne de détenus
Les autorités russes ne tolèrent guère les manifestations pacifiques « non autorisées », qu’elles constituent ou non un trouble à l’ordre public, et quel qu’en soit le nombre des participants. Certes, toutes les manifestations ne sont pas dispersées par la police, mais celle-ci intervient régulièrement, aux quatre coins de la Russie, pour mettre fin de force à des rassemblements, voire à des actes de contestation individuels. Les pouvoirs publics ont fait preuve d’une intolérance particulièrement manifeste lors des rassemblements anticorruption qui se sont tenus un peu partout dans le pays les 26 mars et 12 juin 2017. Dans des dizaines de villes de plus ou moins grande importance, ils n’ont guère cherché à trouver une solution de compromis avec les organisateurs pour que la manifestation puisse avoir lieu. Dans de nombreux cas, la police a arrêté les organisateurs avant même qu’ils ne prennent part au rassemblement programmé, puis a dispersé les personnes qui tentaient de manifester quand même, procédant à des centaines d’arrestations parmi les manifestants au cours de chacune de ces deux journées.
De nombreuses informations, ainsi que des vidéos et des photos publiquement disponibles, témoignent de l’usage d’une force excessive par la police, qui n’a pas hésité à évacuer brutalement, à arrêter et à frapper des manifestants qui n’étaient pas violents. Qui plus est, les responsables de l’application des lois ont bien souvent fait usage de la force sans faire de distinction entre manifestants et passants. Des journalistes et des observateurs ont fait état de nombreux cas d’attaques lancées par des responsables de l’application des lois contre des groupes de manifestants non violents, attrapant et arrêtant au hasard des personnes, tout en repoussant les autres manifestants et les journalistes.
OVD-Info donne les chiffres suivants concernant les arrestations réalisées par la police les 26 mars et 12 juin, respectivement : 1 043 et 866 à Moscou ; au moins 131 et 658 à Saint-Pétersbourg ; et 1 675 et 1 769 pour toute la Russie. L’immense majorité des personnes interpellées ces deux jours-là se comportaient pacifiquement et les motifs de leur arrestation étaient totalement arbitraires. Selon plusieurs observateurs et une partie de la presse, la police s’en est pris plus particulièrement aux personnes qui brandissaient le drapeau russe, un exemplaire de la Constitution ou une affiche (y compris une affiche roulée), qui scandaient des slogans, dont le visage était teint en vert (en signe de solidarité avec le militant politique Alexeï Navalny), qui portaient un masque ou qui tentaient d’engager le dialogue avec les forces de l’ordre.
Le 26 mars comme le 12 juin 2017, les arrestations ont souvent été effectuées avec brutalité. Bien souvent, les responsables de l’application des lois ne se sont pas identifiés, ni n’ont expliqué les raisons de leur intervention, comme l’exige pourtant la loi. De nombreux manifestants interpellés ont été maltraités en détention. Certains ont par exemple été maintenus pendant des heures dans des fourgons de police bondés (parfois à plus de 40 dans des véhicules conçus pour transporter 20 personnes au maximum), sans pouvoir boire ni aller aux toilettes. Beaucoup ont été contraints de passer la nuit au commissariat, dans des locaux souvent surpeuplés, le temps que la police traite leur dossier (c’est-à-dire rédige un rapport sur les infractions administratives prétendument commises et sur l’arrestation). Certains détenus n’ont eu droit à aucun couchage, même le plus élémentaire, et ont dû dormir à même le sol. Dans de nombreux commissariats, les manifestants arrêtés n’ont pas mangé et ceux qui le demandaient n’ont pas reçu les médicaments dont ils avaient besoin. Ils n’ont même pas été autorisés à recevoir de la nourriture ou des médicaments de la part de membres de leur famille venus jusqu’au commissariat.
4. Accusations arbitraires et procès non équitables
Bon nombre de personnes arrêtées les 26 mars et 12 juin 2017 ont fait l’objet de poursuites administratives ou pénales pour des raisons politiques et ont été jugées dans le cadre de procès non équitables. De nombreux participants à des manifestations de moindre ampleur qui se sont déroulées en 2017 et début 2018 ont connu le même sort.
Les procès devant les tribunaux administratifs sont généralement expéditifs et ne représentent manifestement qu’une simple formalité. C’est devant ces tribunaux qu’ont été traduits les manifestants accusés d’avoir enfreint la réglementation relative aux rassemblements publics ou d’avoir opposé une résistance à la police. Face au juge, les accusés n’ont souvent pas eu la possibilité de s’entretenir avec leurs avocats ou, plus généralement, de recevoir une quelconque aide juridique. Leurs droits ne leur ont pas été expliqués, comme l’exige la loi, et on ne leur a pas communiqué une copie du rapport de police sur la foi duquel ils étaient traduits devant un magistrat. La plupart des procès ont duré moins de 15 minutes. Très fréquemment, les juges n’ont pas sérieusement pris en compte les arguments de la défense et n’ont pas permis aux personnes arrêtées de soumettre des éléments à décharge ou de citer des témoins, y compris des témoins directs qui, souvent, étaient présents dans la salle ou dans le bâtiment du tribunal. La plupart des procès reposaient sur des déclarations écrites et des rapports très largement contestés soumis par la police, qui constituaient les seules pièces à charge contre les accusés. Dans la plupart des cas, les juges ont accepté sans sourciller les déclarations de la police, selon lesquelles l’accusé avait, par exemple, refusé de suivre les ordres légitimes des forces de l’ordre, y compris en présence d’éléments matériels tendant à prouver le contraire (images vidéo montrant la scène de près).
Plusieurs avocats qui représentaient des personnes interpellées ont dénoncé le fait que des dizaines de rapports de police retenus par les tribunaux étaient rédigés exactement dans les mêmes termes et n’étaient en réalité qu’un formulaire imprimé, sur lequel seuls le nom de l’accusé et l’heure de son arrestation avaient été ajoutés à la main par le policier chargé du dossier. De fait, de très nombreux manifestants ont été accusés des mêmes infractions, commises selon la police dans des circonstances identiques (mêmes actes, mêmes objets brandis, mêmes slogans, même heure d’arrestation). La plupart des juges n’ont accordé aucune attention à ce fait singulier, refusant d’accéder à la demande de la défense de prier les policiers de venir l’expliquer ou d’apporter des précisions sur les conditions dans lesquelles tel ou tel individu avait été arrêté. Les procès devant les tribunaux administratifs se sont régulièrement soldés par des peines de détention prolongée et de lourdes amendes, prononcées contre des personnes dont le seul tort avait été de vouloir exercer leurs droits à liberté d'expression et de réunion pacifique.
Au moins 12 manifestants ont fait l’objet de poursuites pénales au lendemain des événements du 26 mars et du 12 juin. Jugés à Moscou, Saint-Pétersbourg, Petrozavodsk et Volgograd, ils ont tous été reconnus coupables de violences. Dans la plupart de ces cas, les violences en question étaient en fait une simple résistance physique aux policiers procédant à l’arrestation, qui, eux, avaient eu recours à une force aveugle et excessive face à des manifestants par ailleurs pacifiques. Sur ces 12 personnes, une a été condamnée à une amende de 100 000 roubles (1 750 dollars des États-Unis), trois ont été condamnées à des peines d’emprisonnement avec sursis, et les huit autres ont été condamnées à des peines allant de huit mois à trois ans de détention en colonie pénitentiaire. Des poursuites pénales ont été engagées contre au moins deux autres manifestants, qui faisaient eux aussi l’objet d’accusations contestables (l’un d’eux était poursuivi au titre la législation contre l’extrémisme).
5. Élargissement des pouvoirs des organes chargés de l’application des lois à la gestion policière des réunions publiques
En Russie, les organes chargés de l’application des lois disposent de pouvoirs étendus susceptibles d’être utilisés pour assurer des missions de police, de contrôle et de dispersion des rassemblements. Ces pouvoirs ont manifestement été élargis sur bien des points ces dernières années. Ils vont du pouvoir discrétionnaire considérable de décider de faire usage de la force et des armes à feu dont jouissent les agents du FSB, à la faculté accordée à la police de boucler tout un secteur et d’empêcher les citoyens d’accéder à un espace public. Dans la pratique, on ne compte plus les exemples, ces dernières années, d’abus de pouvoir de la part de responsables de l’application des lois appelés à intervenir lors de réunions pacifiques (avant même que leurs pouvoirs n’aient été élargis et en toute impunité).[4]
Un nouvel organe chargé de l’application des lois fort de 160 000 membres, la Garde nationale de la Fédération de Russie (Rosgvardia), a été créé en 2016 à partir des Troupes de l’intérieur, une force militaire qui dépendait du ministère de l’Intérieur, ainsi que de plusieurs autres services de ce même ministère. La Rosgvardia a d’ores et déjà été appelée lors de manifestations. Ses membres disposent de pouvoirs étendus et d’une grande latitude pour décider de leur emploi, y compris concernant le recours à la force et aux armes. Ils sont habilités à mettre un terme à un rassemblement public, à procéder à des arrestations et à remettre les personnes interpellées à la police ou à les conduire dans une station de la Rosgvardia, et dans certains cas à faire un rapport sur les infractions administratives supposées commises (ce qui relève d’ordinaire des missions de la police). La législation prévoit toutefois des garanties suffisantes de protection des droits des personnes arrêtées ou, plus généralement, visées par des agents de la Rosgvardia. Dans son rapport 2017 au chef de l’État, le Conseil pour les droits humains et le développement de la société civile auprès du Président de la Fédération de Russie (le Conseil présidentiel) soulignait que les membres de la Rosgvardia, lorsqu’ils assuraient des missions de police à l’occasion de rassemblements, ne portaient pas d’éléments permettant de les identifier, notamment de matricule personnel. Toujours selon ce rapport, ces agents ne s’identifiaient pas non plus lorsqu’ils avaient à faire à des manifestants individuellement. En cas de plainte, il était donc impossible de retrouver les membres de la Rosgvardia qui s’étaient éventuellement rendus coupables de violations des droits humains.
6. Sanctions en marge de la légalité, harcèlement et intimidation
Outre les poursuites administratives ou pénales, nombre de manifestants qui se sont retrouvés dans la rue les 26 mars et 12 juin 2017 ont fait l’objet de sanctions, d’actes de harcèlement et de menaces. Les autorités ont fait pression sur les jeunes manifestants au sein même des établissements scolaires et universitaires, qui ont prononcé des avertissements et des expulsions. Elles ont même dans certains cas menacé de priver les parents de mineurs qui avaient manifesté de la garde de leur enfant. Dans au moins quatre cas portés à l’attention d’Amnistie internationale, des personnes ont été licenciées. Une personne au moins a été contrainte de se soumettre à un examen psychiatrique. Toutes ces mesures constituaient des actes illégaux et excessivement sévères à l’encontre des manifestants concernés.
Amnistie internationale a également pu se rendre compte, au fil des entretiens qu’elle a pu avoir des manifestants, des défenseurs des droits humains et des juristes, qu’un certain nombre de personnes victimes de brutalités policières le 26 mars 2017 avaient préféré ne pas le signaler ni porter plainte, de peur de faire l’objet de représailles. Cette crainte est manifestement fondée. Selon des défenseurs des droits humains, plusieurs personnes qui avaient porté plainte les années précédentes pour usage excessif de la force par des policiers lors de manifestations se sont retrouvées elles-mêmes visées par des poursuites. [5]
Des responsables des pouvoirs publics russes ont fait à plusieurs reprises des déclarations qui constituaient de fait un avertissement adressé aux manifestants et une tentative d’intimidation à leur égard. Le vice-ministre de l’Intérieur, Igor Zoubov, a par exemple déclaré dans une interview à la presse, peu de temps après les grandes manifestations du 26 mars, que la police avait fait preuve de retenue dans son usage de la force et au niveau du nombre de personnes interpellées. Il a ajouté, à titre d’avertissement, que, la prochaine fois, l’action de la police serait plus dure « si les campagnes de provocation se multipliaient en Russie ».[6]
7. Censure des informations concernant les manifestations pacifiques
Les autorités russes cherchent à contrôler les informations publiquement disponibles concernant les manifestations de rue en cours ou programmées. La radio, la presse écrite et surtout la télévision grand public restent sous le contrôle de fait de l’État. Celui-ci a en outre recours à des moyens constituant une véritable censure pour limiter les informations en ligne sur les rassemblements publics « non autorisés ».
Une nouvelle loi est entrée en vigueur en février 2014, autorisant l’administration à bloquer certains sites Internet sans contrôle judiciaire, dès l’instant où ces sites incitaient les internautes « à participer à des manifestations (publiques) de masse, organisées en violation de l’ordre établi ».[7] Cette disposition est depuis utilisée pour censurer les informations relatives à des manifestations prévues, voire à des actions passées. Elle a notamment été invoquée le 13 mars 2014 par le parquet général de la Fédération de Russie, qui a ordonné le blocage de l’accès à plusieurs sites très fréquentés par les internautes, dont Grani.ru, Kasparov.ru, EJ.ru (le blog du militant d’opposition Alexeï Navalny, hébergé sur le site de la station de radio Ekho Moskvy (l’Écho de Moscou)), ainsi que le site Livejournal.com, qui héberge plusieurs blogs lus par une large audience.[8] Selon le parquet général, « l’examen des informations publiées sur les pages desdits sites Internet a révélé une tendance thématique uniforme à couvrir les manifestations publiques de nature illégale sur le territoire russe », dont « il ressort [...] que les manifestations illégales [...] constituent une forme acceptable et nécessaire d’expression de la position civique de chacun », ce qui constituerait « un appel à participer à de telles manifestations ».[9] Ces sites Internet ont de fait été bloqués parce qu’ils propageaient une vision positive de manifestations « non autorisées » passées. Dans une affaire actuellement en instance devant la Cour européenne des droits de l’homme, Grani.ru et EJ.ru font valoir que le blocage indiscriminé et injustifié de leurs sites a constitué une violation du droit à la liberté d'expression et à la liberté d’information.[10]
Après les grandes manifestations qui ont eu lieu en 2011–2012 en Russie, en particulier à Moscou, puis celles, nettement plus modestes, de 2014, année où la législation mentionnée plus haut a été adoptée afin d’empêcher que ce type d’événements ne soit couvert par la presse indépendante, la contestation s’est faite plus discrète au cours des deux années suivantes. On assiste cependant à une recrudescence des manifestations de rue depuis 2017.
Alors que les médias généralistes sont restés muets sur les grands rassemblements les plus récents organisés dans toute la Russie, les personnes, journalistes ou autres, qui ont tenté de briser le silence officiel imposé sur ces événements ont été arrêtées et harcelées, et même, dans certains cas, soumises à des violences physiques.
Selon Reporters Sans Frontières, au moins 14 journalistes ont été arrêtés lors des manifestations du 26 mars 2017, et l’un d’entre eux a été inculpé de « désobéissance aux ordres légitimes de la police » (infraction administrative passible de 30 jours de détention) et condamné à quatre jours de détention.[11] Parmi les personnes interpellées figurait un journaliste étranger, Alec Luhn, du journal The Guardian, qui a ensuite raconté en détail ce qu’il avait vécu, dénonçant notamment les charges administratives douteuses dont il avait été l’objet, de même que de nombreux manifestants dont il avait été témoin de l’arrestation.[12]
La campagne menée par la Fondation anticorruption, une ONG fondée par le militant politique Alexeï Navalny, a débouché sur les grandes manifestations contre la corruption qui ont eu lieu en 2017. Cette organisation a également joué un rôle central dans la couverture de ces événements, en particulier via sa chaîne en ligne, très suivie, qui est animée par des permanents et des bénévoles de son bureau de Moscou. Les locaux de la Fondation anticorruption ont fait l’objet de deux opérations de police le 26 mars 2017, alors que la chaîne retransmettait en direct des reportages sur plusieurs rassemblements en cours dans différentes villes de Russie. Les policiers ont affirmé à chaque fois avoir été informés d’une menace d’attentat à la bombe ou d’un incendie dans les bureaux de l’organisation, qui a dû interrompre la diffusion de ses émissions. Les policiers n’ont trouvé ni explosif, ni la moindre trace d’incendie. Ils ont en revanche arrêté les 14 permanents et bénévoles présents dans les locaux, sous prétexte qu’ils avaient « désobéi à des ordres légitimes de la police ». Deux des personnes interpellées ont été condamnées à une amende ; les 12 autres ont été condamnés à plusieurs jours de détention administrative. [13] Le 28 janvier 2018, alors que les partisans d’Alexeï Navalny manifestaient de nouveau aux quatre coins de la Russie, la police a une fois de plus investi les locaux de la Fondation anticorruption pour interrompre son reportage en direct. Comme ils l’avaient fait précédemment, les policiers ont affirmé avoir été avertis de la présence d’une bombe. De nouveau, ils n’ont trouvé aucun explosif et ont procédé à l’arrestation des membres de l’équipe de télévision, « afin d’éclaircir les circonstances ». Les personnes interpellées ont été remises en liberté peu après la fin des manifestations. Les présentateurs du reportage ont été inculpés et reconnus coupables de « désobéissance à des ordres légitimes de la police », une infraction administrative. L’un, Dmitry Nizovtsev, a été condamné à 10 jours de détention administrative ; l’autre, Elena Malakhovskaïa, a écopé d’une amende de 1 000 roubles (17 dollars des États-Unis). La retransmission n’a cependant pas été interrompue, car la Fondation anticorruption avait pris le soin de mettre discrètement en place un second studio ailleurs.
De même, lors des manifestations du 28 janvier 2018, Dinar Idrissov, un militant qui avait essayé de mettre en place un reportage en direct des événements à Saint-Pétersbourg, a été agressé et grièvement blessé par trois inconnus. Aucun suspect n’a pour l’instant été identifié, et encore moins traduit en justice, dans cette affaire d’agression.
Conclusion et résumé des recommandations
Le droit à la liberté de réunion pacifique est depuis plusieurs années battu en brèche en Russie. Les autorités le considèrent de fait comme un privilège, qu’elles peuvent ou non accorder aux citoyens russes, et elles ont modifié la législation nationale en ce sens. Dans la pratique, la police applique cette conception des choses, dispersant régulièrement les manifestations « non autorisées », interpellant leurs participants et recourant à la force de manière excessive en toute impunité. Parallèlement, la législation a été modifiée pour donner aux organes chargés de l’application des lois en Russie des pouvoirs élargis en matière de contrôle des foules et d’opérations policières lors des rassemblements. Les autorités russes sanctionnent régulièrement de manière très lourde les femmes et les hommes qui osent participer à des manifestations pacifiques « non autorisées ». Les procès des manifestants arrêtés devant les tribunaux administratifs sont généralement expéditifs, ne respectent pas les principes destinés à garantir l’équité des procès et sont devenus de simples formalités, à l’issue desquelles les personnes désignées par la police comme ayant commis une infraction sont condamnées à de lourdes amendes ou à des peines de détention administrative pouvant atteindre 30 jours. Les autorités russes répriment en outre les informations indépendantes relatives aux manifestations publiques qui se tiennent en Russie. Les journalistes, les militants et les médias indépendants qui diffusent ces informations le font souvent à leurs risques et périls et doivent parfois faire face à de graves représailles (arrestations, lourdes amendes, violences physiques, etc.).
Les autorités russes doivent mettre la législation et les pratiques russes en conformité avec les obligations internationales relatives aux droits humains qui sont les leurs. Elles doivent faire preuve d’un total respect du droit à la liberté de réunion pacifique pour tous et toutes, sans discrimination à l’égard des opposants politiques et des membres de la communauté LGBTI ou de tout autre groupe. Elles doivent également veiller à ce que le droit de tout individu à bénéficier d’un procès équitable, ainsi que le droit à la liberté d'expression, soient intégralement respectés, et à ce que la presse soit libre de recueillir et de diffuser des informations sur les manifestations sans obstruction ni crainte de représailles. Tout recours abusif à la force par des responsables de l’application des lois dans le cadre de leur intervention lors de manifestations doit faire l’objet d’une enquête sérieuse, et toute personne estimée responsable doit être traduite en justice selon une procédure conforme aux normes d’équité des procès.
[1] Décret présidentiel n°202 « Sur les modalités d’application des mesures de sécurité renforcée pendant la Coupe du monde de la FIFA 2018 et la Coupe des Confédérations de la FIFA 2017 en Fédération de Russie », en date du 9 mai 2017 (tel que modifié le 22 mai 2017), consultable à l’adresse suivante : http://www.consultant.ru/document/cons_doc_LAW_216364/.
[2] Voir Amnistie internationale, Un droit, pas un crime : Les violations du droit à la liberté de réunion en Russie, rapport, juin 2014, consultable à l’adresse suivante : https://www.amnesty.org/fr/documents/EUR46/028/2014/fr/.
[3] L’administration de la région de Sverdlovsk a par exemple informé en mars 2017 des militants qui souhaitaient organiser un rassemblement « contre la corruption et pour les droits humains » que ce projet était contraire à la Constitution et aux lois de la Fédération de Russie. Des extraits du courrier officiel ont été publiés sur https://navalny.com/p/5278/.
[4] Voir par exemple Amnistie internationale, Anatomie d’une injustice : le procès de l’affaire Bolotnaïa, déclaration publique, 10 décembre 2013, consultable surhttps://www.amnesty.org/download/Documents/12000/eur460552013fr.pdf.
[5] Voir par exemple OVD-Info, « OVD-Info: izbieniya zaderzhannykh i praktika zapugivaniya aktivistov », 11 septembre 2012, consultable à l’adresse suivante : https://ovdinfo.org/documents/2012/09/11/spravka-ovd-info-izbieniya-zaderzhannyh-i-praktika-zapugivaniya-aktivistov.
[6] Voir TASS, « Pri narastanii provokatsionnykh deistviy MVD namereno deistvovat zhestche, chem 26 marta », 28 mars 2017, consultable sur http://tass.ru/proisshestviya/4131438.
[7] Loi fédérale n°398-FZ « relative à plusieurs amendements à la Loi fédérale sur l’information, les technologies de l'information et la protection de l’information », en date du 28 décembre 2013, consultable sur
http://www.consultant.ru/cons/cgi/online.cgi?req=doc&base=LAW&n=156518&f....
[8] Voir Amnistie internationale, Russie. Black-out des médias autour du référendum sur la Crimée, nouvelle, 14 mars 2014, consultable sur https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2014/03/russia-media-black-out-ahead-disputed-crimea-referendum/.
[9] Cité dans OOO FLAVUS against Russia and four other applications, consultable à l’adresse suivante :http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-177236.
[10] Ibid.
[11] Reporters Sans Frontières, Manifestations anticorruption en Russie : une quinzaine de journalistes arbitrairement interpellés, 29 mars 2017, consultable à l’adresse suivante : https://rsf.org/fr/actualites/manifestations-anticorruption-en-russie-une-quinzaine-de-journalistes-arbitrairement-interpelles.
[12] Alec Luhn, « Why have I been arrested? Maybe you killed Kennedy, the Russian officer said », The Guardian, 27 mars 2017, consultable sur https://www.theguardian.com/world/2017/mar/27/why-have-i-been-arrested-maybe-you-killed-kennedy-the-russian-officer-said?CMP=share_btn_tw.
[13] Pour plus d’informations concernant les membres de la Fondation anti-corruption arrêtés, voir Amnistie internationale, Fédération de Russie. Les militants anticorruption qui ont été arrêtés sont des prisonniers d'opinion, qui doivent être libérés immédiatement, déclaration publique, 31 mars 2017, consultable sur https://www.amnesty.org/download/Documents/EUR4659982017FRENCH.pdf.