Héroïne malgré elle
Par Barbora Cernusakova, chargée de recherches sur la Pologne à Amnistie internationale
La semaine prochaine, la présidente de la Cour suprême de la Pologne, la juge Malgorzata Gersdorf, se rendra au travail comme d'habitude, mais cette semaine-là n'aura rien d'habituel.
En effet, des règles ont été adoptées aujourd'hui qui simplifient l'élection de la personne qui la remplacera. Cela pourrait aboutir à ce que sa clé magnétique ne fonctionne plus, à ce que la plaque portant son nom ne figure plus sur la porte de son bureau, et à ce qu'elle soit forcée de faire place nette.
Si tel est le cas, cela représentera le dernier épisode d'une bataille visant à prendre le contrôle du pouvoir judiciaire en Pologne, livrée depuis de nombreux mois : une bataille dont la juge Gersdorf est devenue bien malgré elle l'une des figures emblématiques.
La juge Gersdorf a été catapultée à la une de l'actualité le mois dernier, quand elle a contesté une nouvelle loi ramenant l'âge de la retraite pour les juges de la Cour suprême de 70 à 65 ans. Une trentaine de juges de la Cour suprême ont ainsi dû partir à la retraite, mais, qualifiant cette réforme de « purge de la Cour suprême conduite sous des dehors de réforme de l'âge de la retraite », la juge Gersdorf est tout de même allée travailler. Elle a été accueillie au palais de justice par une nuée de sympathisants scandant les mots « Nous sommes avec vous », et elle continue depuis d'aller travailler.
La Commission européenne a lancé une procédure juridique visant à déterminer si cette réforme viole le droit de l'Union européenne (UE), mais afin de hâter la purge opérée au sein de la Cour suprême, le gouvernement a fait adopter une nouvelle réforme du système judiciaire. Cette réforme, qui réduit le nombre de juges qui doivent être présents au moment de l'élection du nouveau/de la nouvelle président/e de la Cour suprême, est entrée en vigueur à minuit.
La juge Gersdorf est l'une des principales cibles de la campagne menée contre les juges par le gouvernement depuis 2016, car elle avait alors pour la première fois fait part de son inquiétude quant à l'avenir de l'état de droit en Pologne. Elle a été régulièrement attaquée par la presse progouvernementale et, en mars 2017, un groupe de 50 députés du parti au pouvoir, le parti Droit et Justice, ont demandé que la légalité de sa nomination soit examinée par la Cour constitutionnelle.
L'érosion de l'indépendance de la Cour suprême en Pologne est particulièrement préoccupante. Avec cette dernière « réforme », le gouvernement a de fait placé toutes les branches du pouvoir judiciaire – notamment la Cour constitutionnelle, le Conseil national de la magistrature et les tribunaux de droit commun – sous le contrôle du pouvoir politique.
La Cour suprême de la Pologne joue un rôle essentiel en ce qui concerne la défense des droits humains et de l'état de droit. Par exemple, en avril, la Cour suprême a rejeté une décision du gouverneur de Varsovie visant à interdire les rassemblements, et confirmé la primauté des tribunaux quant à l'examen de la légalité des décisions des gouverneurs. En juillet, la Cour suprême a rejeté le recours d'un chef d'entreprise qui avait été déclaré coupable de discrimination parce qu'il avait refusé d'imprimer les tracts d'une organisation LGBTI.
La modification de la Loi relative à la Cour suprême a pour effet non seulement de remplacer plus d'un tiers des juges actuellement en place, mais aussi de créer un solide bâton avec lequel il est possible de battre l'ensemble des représentants du pouvoir judiciaire. Cette réforme prévoit en effet la création d'une instance disciplinaire qui sera très probablement mise en place cette année. Ses membres seront élus par le Conseil national de la magistrature, qui est politisé, et ses « juges non professionnels » par le Sénat.
Beaucoup craignent qu'une fois en place, cette instance ne lance une série de procédures disciplinaires visant des juges ayant rendu des décisions allant à l'encontre des attentes du gouvernement dans des affaires politiquement sensibles.
La juge Gersdorf partage ces inquiétudes. Elle s'attend à une vague de procédures disciplinaires et de destitutions, et dit que les juges ne doivent pas se montrer apeurés. « Nous devons rester unis pour défendre la démocratie et une justice indépendante », a-t-elle déclaré.
Le 2 août, la Cour suprême polonaise a demandé à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d'indiquer si le fait de réduire le mandat des juges ayant atteint l'âge de 65 ans est conforme aux dispositions du droit de l'UE.
Cette affaire n'est pas sans précédent. En 2012, la CJUE a en effet décidé qu'en essayant de forcer les juges ayant atteint l'âge de 62 ans à partir à la retraite, le gouvernement de Viktor Orbán, en Hongrie, avait enfreint les lois sur la discrimination liée à l'âge. La Hongrie a en conséquence modifié la loi sur le départ obligatoire à la retraite des juges, mettant en place une période de transition de 10 ans pour le nouvel âge, fixé à 65 ans, du départ à la retraite.
Même si on l'oblige à quitter ses fonctions, il est peu probable que la juge Gersdorf disparaisse de la scène publique. Elle bénéficie d'un solide soutien dans le pays, et de grandes manifestations ont été organisées à Varsovie pour demander que cessent les ingérences dans le pouvoir judiciaire. Un récent sondage mené par l'Instytut Badań Rynkowych i Społecznych indique qu'elle se place au quatrième rang des personnalités considérées comme les plus dignes de confiance dans le pays. Cette semaine, d'éminents professeurs de droit du monde entier ont signé une lettre ouverte dans laquelle ils déclarent que « la professeure Małgorzata Gersdorf est la seule personne habilitée à occuper les fonctions de première présidente de la Cour suprême ».
Si le gouvernement actuel se montre absolument déterminé à saper l'indépendance du pouvoir judiciaire et à casser les mécanismes de protection des droits, les gens en Pologne prennent fermement position. Ils ont trouvé en la juge Gersdorf une figure irréductible qui refuse de rester silencieuse et qui continue de tenir tête aux détenteurs du pouvoir.