• 23 avr 2018
  • Colombie
  • Communiqué de presse

La multiplication des attaques contre les défenseurs des droits humains est le principal obstacle à la mise en œuvre de l'accord de paix

Dans un pays en transition vers la paix, il est primordial de faire cesser la violence visant ceux qui défendent les droits humains.

Depuis la signature de l'accord de paix en novembre 2016, on constate une hausse des menaces et des homicides visant les militants des droits humains en Colombie, y compris les personnes assumant des responsabilités au sein de la société. Les mesures limitées prises par l'État colombien n'ont pas permis d'atténuer les risques auxquels sont confrontés ceux qui défendent les droits des victimes du conflit armé interne, les droits liés à la terre et les droits collectifs. Cette situation décourageante découle largement du vide laissé au niveau du pouvoir à la suite de la démobilisation du mouvement de guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et de l'inaction de l'État s’agissant de renforcer sa présence dans des territoires négligés de longue date, mis à mal par le conflit armé.

Malgré des avancées au niveau de la réglementation pour créer des mécanismes visant à protéger les défenseurs des droits en Colombie, des informations faisant état d'homicides dans différentes régions du pays continuent d'affluer chaque jour. Cela démontre que l'État doit renforcer sa politique de prévention, au lieu de se contenter d'élaborer une loi qui n'a pas d'impact à court terme.

Les chiffres officiels incomplets concernant ces violences ne suffisent pas pour comprendre les causes de la hausse des assassinats ciblés. Cette lacune limite la capacité de l'État à prendre des mesures afin de garantir les droits des défenseurs des droits humains. Les seuls chiffres officiels mis à jour sont ceux publiés dans les rapports de risques du bureau du médiateur colombien, qui a souligné le caractère généralisé de la violence envers les militants des droits humains. D'après ses rapports, entre le 1er janvier 2017 et le 27 février 2018, 148 homicides ont été signalés, pour la plupart dans les départements du Cauca, d'Antioquia, du Norte de Santander, de Nariño et du Valle del Cauca.

Amnistie internationale déplore que la réponse des plus hautes sphères du gouvernement à ces meurtres et menaces consiste à nier que les victimes sont ciblées parce qu’elles assument des fonctions de responsables et défendent les droits humains, échouant ainsi à endiguer les violences qui se sont intensifiées depuis la signature de l'accord de paix. Au regard de cette situation, le gouvernement dans son ensemble devrait commencer par reconnaître la violence qui perdure contre ceux qui défendent l'intérêt général et les droits fondamentaux.

Amnistie internationale craint particulièrement que dans certaines régions, comme dans la région d’Urabá dans le nord du département du Chocó, cette violence contre les défenseurs de la terre, du territoire et de l'environnement ne soit l’héritage d’une dynamique enclenchée il y a 20 ans, lorsque les groupes paramilitaires agissaient en toute impunité pour déposséder les habitants de leurs terres et territoires au bénéfice d'intérêts économiques. Alors que les menaces et les assassinats ciblés contre les défenseurs des terres et des territoires ont augmenté dans cette région de Colombie, l'État n'a pas apporté de réponse globale.

Les témoignages et les expériences dans ce territoire mettent en lumière la terrible situation des défenseurs des droits humains.

Amnistie internationale a récemment mené une mission en Colombie pour recenser les cas de défenseurs des droits humains et de dirigeants de la société qui sont menacés.

Si la situation des personnes interrogées à Cali, Quibdó, Bogotá et Riohacha varie, en écoutant le récit de leur vie, des points communs se dégagent quant aux violences et aux menaces dont ils sont la cible et quant à l'incapacité de l'État à protéger leur vie et leur intégrité physique. Ces informations ont été corroborées par le médiateur au niveau territorial, et par des organisations internationales présentes sur le terrain.

Défendre les droits humains en Colombie est risqué, et ce depuis longtemps, en raison du contexte marqué par la violence, l'exclusion sociale et la stigmatisation de ce type de travail. Malgré ces conditions défavorables, les personnes qui ont relaté leur expérience à Amnistie internationale sont unanimes pour dire que leur détermination à défendre les droits humains est bien plus forte que les manœuvres visant à les faire taire. Dans un pays où les droits des victimes, les droits territoriaux et environnementaux et les droits collectifs en général sont bafoués chaque jour, il est essentiel de mettre en place des mécanismes de plainte sociaux et communautaires qui permettent aux citoyens de se faire entendre au niveau national et international. Malgré les menaces constantes et les risques inhérents à leur travail, les défenseurs colombiens font preuve de ténacité et d'engagement. Leurs parcours montrent qu'ils forment un tissu social qui a été malmené par le conflit armé.

Les témoignages recueillis dans différentes régions de Colombie dressent un tableau terne et inquiétant d'un pays pourtant censé mener un processus inédit de consolidation de la paix. Amnistie internationale évoque ci-dessous trois lacunes auxquelles l'État colombien doit rapidement remédier afin de mettre un terme aux menaces et aux homicides visant les défenseurs :

  1. Limiter la protection des défenseurs des droits humains et la prévention des attaques dans des zones de conflit armé à des dispositifs policiers tels que l'utilisation de gilets pare-balles ou la présence d'escortes armées. Si ces mesures, assurées par l’Unité nationale de protection, s'avèrent efficaces dans certains cas, elles peuvent aussi accroître les risques pour les personnes menacées. Force est de le constater dans des zones où la violence règne. En outre, les défenseurs des droits humains considèrent que ces dispositifs limitent leur capacité à mener leurs activités, car ils restreignent leurs déplacements, leur font sentir qu'ils sont constamment surveillés par des agents de l'État et attirent l'attention des groupes armés qui cherchent à les réduire au silence.
  1. Limiter la prévention et la protection à des mesures individuelles plutôt que collectives. Le travail en faveur des droits humains concerne souvent des communautés entières : les personnes qui ont un rôle de leadership représentent un collectif. Actuellement, les mesures fournissent une protection à des individus, et pas aux communautés auxquelles ils appartiennent. Cet accent mis sur les personnes ne tient pas compte du fait que les défenseurs des droits humains jouent un rôle collectif précieux et que leurs communautés sont au cœur de leur protection et de leur action. Les personnes interrogées par Amnistie internationale ont souligné la nécessité de créer un système de mesures de protection collectives, qui tienne compte de l'avis des communautés pour déterminer le type de protection dont ont besoin leurs dirigeants et les défenseurs des droits humains. De telles mesures devraient aussi contribuer à consolider le tissu social, très affaibli par les violences.
  1. Partant du point précédent, les mesures de protection actuelles ne prennent pas dûment en compte les répercussions spécifiques de la violence. Afin d’améliorer le système en vigueur, il importe d’inclure les dimensions de genre et ethnique de façon différenciée. L'État fournit des mesures de protection similaires sans prendre en compte les caractéristiques ethniques ou liées au genre des défenseurs, ignorant les appels répétés des organisations de défense des droits humains et des organismes internationaux. Concernant les défenseurs des droits et les dirigeants indigènes, l'État colombien doit reconnaître leurs mécanismes de protection, tels que la garde indigène[1], et trouver les moyens d'harmoniser les propositions institutionnelles avec les mécanismes ancestraux des peuples indigènes.

Concernant les femmes qui occupent des fonctions dirigeantes, l’Unité nationale de protection doit agir de manière décisive et mettre en œuvre des mesures intégrant la dimension de genre, dans le respect des souhaits des femmes ayant besoin d'une protection. Dans ces cas, la majorité des femmes reçoivent des menaces sexistes ou des menaces de violence sexuelle et, par conséquent, la réponse institutionnelle devrait s’attacher à éliminer les facteurs qui génèrent ce type de violence et à donner aux femmes la confiance nécessaire pour poursuivre leur travail en étant soutenues.

Amnistie internationale a recensé des cas de défenseures des droits ayant perdu la garde de leurs enfants en raison des risques extrêmes auxquels elles sont exposées, risques qui n’épargnent pas leurs familles. Les autorités envisagent alors comme seule solution de retirer les enfants de la famille nucléaire, ce qui constitue une violation de leurs droits humains et démontre le manque d'empressement de l'État à apporter une réponse globale et différenciée.

L'État doit agir sans attendre afin d’endiguer les violences ciblées contre les défenseurs des droits humains.

Préoccupée par les morts violentes signalées chaque jour en Colombie, Amnistie internationale demande à l'État de reconnaître qu'il n'a pas mis en place de mesures de protection intégrale et d’agir immédiatement en vue d'endiguer cette vague de violence. Il ne peut continuer de négliger son devoir de garantir la vie et l'intégrité physique des défenseurs des droits humains, en violation de ses obligations aux termes de la Déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits humains de 1998, entre autres traités contraignants.

Tout d’abord, afin d’éviter les menaces et les assassinats ciblés visant des leaders communautaires ou des défenseurs des droits humains dans les zones de conflit, il faut accorder une protection qui aille au-delà des mesures de police et des mesures individuelles. L'État colombien ne reconnaît pas que ces homicides ciblés sont liés à la dynamique du conflit ou aux intérêts criminels qui dépassent l'individu. L'absence d’État et sa réticence à garantir les droits humains ont donné lieu à un environnement dans lequel les groupes criminels se sentent en mesure d’attaquer des responsables locaux. Les communautés et territoires historiquement touchés par la violence ne peuvent plus attendre que l'État renforce sa présence, au-delà de la simple présence militaire.

Les institutions du gouvernement au niveau national, départemental et municipal doivent mener une action coordonnée afin de garantir la vie, l'intégrité physique et la sécurité des défenseurs des droits humains. Cette tâche n'incombe pas seulement à l'Unité nationale de protection ; elle doit englober une analyse globale des facteurs qui génèrent ce type de violence généralisée et faire l’objet d’une politique d'État.

Actuellement, il incombe aux personnes ayant reçu des menaces, qui vivent souvent dans des zones reculées du pays et font face à un système centralisé éloigné de leur contexte, de solliciter des mesures de protection de l'État. Les mesures prévues ne répondent pas aux besoins sur le terrain et ne sont pas adaptées aux conditions de vie dans les zones où la plupart des faits de violence sont signalés depuis la signature de l'accord de paix. Étant donné la gravité de la situation, l'État se doit de mettre en place des mécanismes décentralisés qui répondent immédiatement aux avertissements formulés par le médiateur et de maintenir le dialogue avec les organisations de défense des droits humains.

Les homicides de défenseurs des droits humains, qui sont pour la plupart des victimes du conflit armé et demeurent exposés, mettent en péril les réparations destinées aux victimes et montrent que les garanties de non-répétition ne se sont pas encore concrétisées pour les communautés et les personnes qui ont déjà enduré des années de conflit armé. Ôter la vie à une personne qui défend les droits de sa communauté dans un contexte de transition vers la paix laisse de profondes cicatrices dans le tissu social, essentiel pour reconstruire une société plus juste.

Les dirigeants de communautés, les responsables paysans, les dirigeants des associations de victimes et ceux qui défendent leurs territoires et leurs ressources naturelles, qui soutiennent l'application territoriale de l'accord de paix et les processus de restitution des terres, doivent obtenir des garanties pleines et entières – et le gouvernement doit en faire une priorité. L'État colombien a une dette historique et doit s’attaquer aux causes structurelles de la violence qui prévaut encore dans plusieurs départements du pays.

 

[1] Un corps de sécurité collective non armé de plusieurs communautés indigènes en Colombie.