Les dirigeants de peuples indigènes incriminés au Chili
Erika Guevara Rosas, directrice du programme Amériques d'Amnistie internationale
L'Amérique latine reste la région du monde la plus violente pour les activités de défense des droits humains. Parallèlement à la multiplication des homicides ciblant des personnes défendant les droits humains, les cas d'utilisation pervertie du système pénal et des moyens de communication pour incriminer et stigmatiser cette lutte sont de plus en plus fréquents. Ce sont en particulier les défenseurs de l'environnement et les dirigeants de peuples indigènes qui se consacrent à la défense de leur territoire, de l'environnement et des ressources naturelles qui connaissent les pires difficultés dans l'exercice de ces activités.
Du Honduras au Paraguay, en passant par plusieurs autres pays de la région, Amnistie internationale a rassemblé des informations sur des cas emblématiques qui mettent en lumière une tendance très inquiétante : les agents de l'État ou des acteurs non étatiques tels que des entreprises tentent de réduire au silence les dirigeants communautaires et les peuples indigènes, plaçant l'intérêt économique de certains au-dessus du respect des droits humains.
Si ces violences ciblant les défenseurs sont couramment signalées, on connait généralement mal la situation au Chili, surtout en ce qui concerne la politique de longue date d'incrimination et de stigmatisation des communautés du peuple Mapuche et de ses dirigeants. Le cas de la machi Francisca Linconao – autorité traditionnelle mapuche de la région de Temuco, dans le sud du Chili – illustre bien cette réalité.
Le 4 janvier 2013, Werner Luchsinger et Vivianne Mackay, un couple de personnes âgées, ont été tués lors de l'attaque menée par des inconnus contre leur maison, qui a été incendiée. La famille Luchsinger-MacKay était propriétaire de terrains contestés et revendiqués comme étant un territoire ancestral mapuche, ce qui a automatiquement amené à établir un lien entre leur mort et ce conflit territorial.
La machi Francisca a été trainée devant les tribunaux à trois reprises dans le contexte de ce terrible assassinat. Or, toutes ces procédures judiciaires ont été remises en cause non seulement en raison de manquements évidents aux garanties prévues par la loi en matière d'équité des procès et d'une détention provisoire injustifiée, mais aussi du fait de l'absence d'éléments de preuve à l'appui des accusations portées contre cette personne. Lors du premier procès, en 2013, la machi Francisca a été accusée puis acquittée du chef de détention illégale d'armes en raison de prétendus éléments de preuve découverts chez elle lors d'une descente effectuée à son domicile, qui a été contestée lors de la procédure, incluant l'intervention de 30 carabiniers et de quelques civils qui ne se sont pas identifiés, et qui n'ont pas expliqué les raisons de cette descente. De plus, des preuves auraient été dérobées dans un lieu à son domicile où seuls sont entrés les policiers, qui n'ont pas permis à la propriétaire d'y accéder, contrairement à ce que prévoit la législation chilienne. L'acquittement prononcé à l'issue de ce procès découle du fait, entre autres, que les carabiniers n'ont pas pu indiquer, dans le cadre de leurs accusations, le lieu exact où ils ont prétendument trouvé une arme, ni démontrer qu'elle appartenait effectivement à la machi.
Malgré cet acquittement, en 2016 la machi Francisca a été accusée d'incendie volontaire ayant causé la mort et à caractère terroriste, en même temps que 10 autres personnes. L'inculpation de la machi était basée sur le témoignage d'une personne, également mise en cause dans cette affaire, et qui s'est par la suite rétractée, accusant la police d'avoir fait pression sur elle et déposant une plainte pour pressions illégitimes, au sujet de laquelle le parquet n'a pas mené d'enquête. De plus, de prétendus éléments de preuve trouvés lors de la descente contestée qui a eu lieu en 2013 ont été présentés lors de ce procès. Cette fois encore, la machi a été acquittée fin 2017, le juge ayant estimé que les éléments de preuve avancés par le parquet n'étaient pas recevables. Cependant, en violation des normes internationales, la machi est de nouveau déférée à la justice dans le cadre d'un second procès portant sur les mêmes faits et basé sur les mêmes accusations, en vertu de la très contestée loi antiterroriste chilienne.
La situation actuelle de Francisca Linconao doit être analysée en tenant compte du contexte particulier de la lutte qu'elle mène de longue date pour obtenir la reconnaissance de ses territoires ancestraux. En 2009, une décision historique a été rendue par la justice quand la machi a remporté une victoire devant les tribunaux, obtenant qu'une entreprise mette fin à l'abattage d'une forêt ancienne, qui en outre empêchait la pousse d'herbes médicinales et qui menaçait une source sacrée. Le tribunal a non seulement rendu une décision en faveur de la machi, mais aussi appliqué pour la première fois dans le pays les dispositions de la Convention n° 169 de l'OIT.
Est-ce un pur hasard si la machi Francisca est actuellement de nouveau poursuivie en justice au Chili, ou s'agit-il d'une espèce de représailles liées à la lutte qu'elle mène pour la défense de son territoire et de l'environnement, comme elle l'affirme elle-même ?
Le fait qu'elle a été déférée à la justice à trois reprises en lien avec le terrible assassinat du couple Luchsinger-MacKay, et acquittée à deux reprises, met en lumière le caractère discriminatoire de l'application de la justice à l'égard des dirigeants des peuples indigènes, et viole les droits des victimes et de leurs proches à la vérité, à la justice et à des réparations. Il est absolument nécessaire qu'une enquête impartiale soit menée dans les meilleurs délais sur ces faits, et que les responsables présumés de cet assassinat soient déférés à la justice.
Les autorités chiliennes ont l'obligation de garantir des conditions satisfaisantes pour l'exercice des activités de défense des droits humains, et de mettre en place des mécanismes de protection des défenseurs de l'environnement et des dirigeants indigènes qui sont actuellement constamment incriminés et stigmatisés, et aussi victimes de multiples formes de discrimination liée à leur appartenance ethnique, à leur genre et à leur rôle de dirigeant/e.