Tunisie. Les condamnations massives de militant·e·s de l'opposition après un simulacre de procès marquent un moment dangereux

La condamnation le 19 avril par le tribunal de première instance de Tunis de 40 personnes, dont des figures de l’opposition politique, des avocat·e·s et des défenseur·e·s des droits humains, à de lourdes peines de prison comprises entre 13 et 66 années pour des accusations forgées de toutes pièces, signale de manière inquiétante jusqu’où les autorités iront dans l’escalade de la répression contre la dissidence pacifique dans le pays.
« Ce jugement est une parodie de justice et illustre le mépris total des autorités pour les obligations internationales incombant à la Tunisie en matière de droits humains et pour l’état de droit, a déclaré Erika Guevara Rosas, directrice générale de la recherche, du plaidoyer, des politiques et des campagnes à Amnistie internationale.
« Ces personnes ont été condamnées uniquement pour avoir exercé sans violence leurs droits fondamentaux. Leur procès a été entaché de vices de procédure et d’un mépris flagrant des droits minimaux de la défense tout en étant basé sur des accusations sans fondement.
Au lieu de faire taire les détracteurs au moyen de poursuites à caractère politique, les autorités tunisiennes doivent libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes détenues pour avoir exercé sans violence leurs droits fondamentaux. Elles doivent annuler ces condamnations et ces peines iniques.
« Nul ne devrait être puni pour avoir exercé pacifiquement ses droits humains. »
Parmi les 40 personnes condamnées, on compte six responsables politiques – Jaouhar Ben Mbarek, Khayyam Turki, Issam Chebbi, Ghazi Chaouachi, Ridha Belhaj et Abdelhamid Jelassi – détenus arbitrairement depuis plus de deux ans, depuis février 2023. Les autres accusés ont également été condamnés, notamment plusieurs personnes placées en détention dans le cadre d'autres affaires à motivation politique. Parmi elles, figurent les opposants politiques de premier plan, Noureddine Bhiri, Sahbi Atig, Said Ferjani et Riadh Chaibi, membres de l’ancien parti au pouvoir, Ennahdha. L’affaire concerne également les défenseur·e·s des droits humains Kamel Jendoubi, Ayachi Hammami et Bochra Bel Haj Hmida, ainsi que des hommes d’affaires et des actionnaires de médias privés.
« L’érosion de l’indépendance de la justice en Tunisie est très préoccupante. L’utilisation de plus en plus abusive du système judiciaire par le pouvoir exécutif, ainsi que l’ingérence dans l’administration de la justice, sapent fondamentalement les droits des accusés à un procès équitable et l’état de droit, a déclaré Erika Guevara Rosas.
« Il est essentiel que les autorités tunisiennes respectent leurs obligations internationales en matière de droits humains, notamment les droits à la liberté d’expression et d’association. Elles doivent cesser de s’en prendre aux opposant·e·s politiques, aux défenseur·e·s des droits et aux détracteurs. »
Les peines sévères prononcées à l'aube du 19 avril vont de 13 à 66 ans de prison, selon le premier substitut du procureur de la République auprès du Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme.
Ce procès, entaché de vices de procédure par l'absence de procédure régulière, a débuté sa première audience le 4 mars 2025 sans la présence en l’absence des détenus. Il a été ajourné au 11 avril puis au 18 avril. L’Ordre des avocats avait précédemment reçu un avis de la cour indiquant que les procès pour terrorisme de mars et d’avril se dérouleraient en l’absence des accusés, qui suivraient le déroulement en ligne depuis la prison, invoquant sans plus de précisions l’existence d’un « danger réel ». Cette décision a été contestée par les détenus et leurs avocats, qui ont fait valoir leur droit d’être présents au tribunal. Ils ont déclaré refuser de participer au procès en ligne et insisté pour être physiquement présents.
Le 30 mars 2025, Jaouhar Ben Mbarek a entamé une grève de la faim pour protester contre les audiences en ligne. Le 8 avril, les cinq autres ont annoncé une grève de la faim pour des raisons similaires. Said Ferjani, un cadre du parti Ennahda, condamné à 13 ans de prison en février 2025 dans une autre affaire, a entamé une grève de la faim le 10 avril pour protester contre le « traitement judiciaire partial et non neutre » de cette affaire.
Lors de la première audience, le tribunal a déclaré de manière erronée que les détenus avaient refusé de participer au procès, omettant de mentionner qu’ils avaient demandé à être présents physiquement. Les avocats présents ont contesté cette allégation, précisant que leurs clients avaient seulement refusé de participer à distance. Le tribunal a ignoré les demandes de report du procès jusqu’à ce qu’ils puissent être là et les arguments dénonçant le caractère arbitraire de leur détention prolongée, qui dépassait la limite légale de 14 mois prévue par le droit tunisien ; il a ajourné l’audience et annoncé plus tard la reprise des audiences le 11 avril, sans prendre en compte ces préoccupations.
Lors de l’audience du 11 avril, des journalistes de médias tunisiens et étrangers se sont vu interdire d’accéder à la salle. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a dénoncé le comportement des autorités. Certains observateurs d’organisations de la société civile, dont Amnistie internationale en Tunisie, n’ont pas non plus été autorisés à entrer dans la salle d’audience.
L’enquête menée sur les détenus s’appuie sur des preuves discutables, notamment des messages téléphoniques concernant des rencontres avec des diplomates et des étrangers, ainsi que des communications internes sur la possibilité de s’opposer pacifiquement à ce qu’ils ont appelé le « coup d’État » du président Kaïs Saïed.
Complément d’information
Entre le 11 et le 25 février 2023, la Brigade antiterrorisme a interpellé les six figures de l’opposition politique citées sur la base d’accusations fallacieuses en vertu du Code pénal tunisien et de la Loi organique n° 2015-26 relative à la « lutte contre le terrorisme », notamment « complot contre la sécurité de l’État » et tentative de « changer la nature de l’État », des chefs d’accusation passibles de la peine de mort. Deux autres personnalités de l’opposition, Lazhar Akremi et Chaima Issa, ont également été arrêtées en février 2023 avant de bénéficier d’une libération sous caution assortie de conditions restrictives en juillet 2023, après six mois de détention arbitraire.