• 11 fév 2025
  • Égypte
  • Communiqué de presse

Égypte. Les procès militaires de pêcheurs sont un affront à la justice

Les autorités égyptiennes doivent cesser de juger des civil·e·s devant des tribunaux militaires, ont déclaré Amnistie internationale et la Fondation du Sinaï pour les droits humains, avant le jugement attendu, le 12 février, dans les procès militaires intentés à cinq civils qui avaient pêché dans un lac du nord du Sinaï contrôlé par une agence de développement relevant du ministère de la Défense.  

 Les 6 et 7 janvier, une unité de la police militaire de l’Agence égyptienne pour le développement durable futur (EFSDA) a arrêté cinq pêcheurs au lac Bardawil. Des procureurs militaires ont enquêté sur ces hommes, les accusant d’avoir pêché pendant des « périodes interdites » et de s’être trouvés dans une zone militaire sans autorisation. Le président Abdel Fattah al Sissi avait placé ce lac, un lieu de pêche pour environ 3 500 personnes, sous le contrôle de l’armée en 2019, en vertu du décret présidentiel n° 294 de 2019. 

 « Lorsqu’un groupe de pêcheurs fait l’objet d’un procès militaire pour avoir pêché dans un lac sans autorisation, nous nous trouvons face à une parodie de justice. Faire juger des civil·e·s par des tribunaux militaires est une violation flagrante des obligations de l’Égypte en vertu du droit international relatif aux droits humains. Les autorités militaires doivent immédiatement abandonner les charges retenues contre ces cinq hommes et les libérer. Ils doivent être jugés par des tribunaux civils indépendants et impartiaux, dans le cadre de procès conformes aux normes internationales garantissant une procédure régulière et l’équité en la matière », a déclaré Ahmed Salem, directeur général de la Fondation du Sinaï pour les droits humains (SFHR). 

 « Les tribunaux militaires égyptiens ont la réputation de prononcer des jugements et des peines injustes, notamment des condamnations à mort, à l’issue de procès manifestement inéquitables. Les autorités doivent remanier la législation afin que les tribunaux militaires ne soient pas compétents pour juger des civil·e·s », a déclaré Sara Hashash, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnistie internationale. 

Ces pêcheurs, qui ont tous une vingtaine d’années, font l’objet de deux procès militaires distincts. Amnistie internationale et la Fondation du Sinaï pour les droits humains ont examiné des copies des procès-verbaux d’arrestation, de documents relatifs aux poursuites et des actes d’inculpation dans les deux procédures. Les organisations se sont également entretenues avec un avocat ayant assisté aux audiences, ainsi qu’avec deux employés d’un organisme officiel chargé de la gestion du lac et avec des proches des détenus.  

Les procès ont été entachés de violations des garanties d’un procès équitable. Selon un avocat ayant assisté aux audiences dans les deux affaires le 28 janvier, les avocats des accusés ont demandé à procéder au contre-interrogatoire des témoins de l’accusation, mais le tribunal a ignoré leur demande. Deux audiences se sont par ailleurs tenues les 5 et 6 février en l’absence des accusés.  

 Ces cinq personnes sont actuellement détenues par les Forces centrales de sécurité, qui dépendent du ministère de l’Intérieur, dans le camp des Forces de sécurité d’Ismaïlia, qui n’est pas officiellement reconnu comme un centre de détention.  

 Les cinq accusés sont jugés en vertu de la Loi n° 146 de 2021 relative à la protection et au développement des lacs et des pêcheries, qui prévoit que l’Autorité de protection des lacs et de développement des ressources halieutiques (LPFWDA), affiliée au gouvernement, soit chargée de déterminer les zones et les périodes où la pêche est interdite. Selon la loi, pêcher pendant les périodes interdites ou dans les secteurs interdits constitue une infraction passible de six mois à deux ans d’emprisonnement et/ou d’une amende de 10 000 à 100 000 livres égyptiennes. 

 En 2022, le président Abdel Fattah al Sissi a créé l’Agence égyptienne pour le développement durable future (EFSDA) par le décret n° 591 de 2022, ce qui n’a jamais été révélé au public. Le gouvernement a depuis lors confié plusieurs grands projets à cette agence, notamment des projets de développement dans le sud de l'Égypte et le nord du Sinaï, selon les médias locaux

 Le 31 octobre 2024, le porte-parole du gouvernement a annoncé que l’EFSDA entamerait des travaux d’aménagement au lac Bardawil dans le but de concrétiser « le développement économique du lac », selon une déclaration officielle du Conseil des ministres. Le lac était auparavant sous la supervision de l’Autorité de protection des lacs et de développement des ressources halieutiques (LPFWDA), qui, conformément à la loi, s’occupe des lacs à travers le pays. Deux employés de la LPFWDA ont déclaré à Amnistie internationale et à la Fondation du Sinaï pour les droits humains que depuis l’annonce du gouvernement, l’EFSDA avait pris le contrôle total de la supervision du lac. 

 En Égypte, les procès de civil·e·s devant des tribunaux militaires sont iniques par nature, parce que tous les membres du personnel de ces tribunaux, des juges aux procureurs, sont des militaires en service actif, qui travaillent sous l’autorité du ministère de la Défense et n’ont pas la formation requise en matière de respect de l’état de droit et des normes d’équité des procès. Les décisions rendues par les tribunaux militaires sont susceptibles d’appel devant des juridictions supérieures, également militaires, et doivent être ratifiées par le président. 

 Le 28 janvier 2024, le Parlement égyptien a approuvé de nouvelles modifications à la Loi n° 25 de 1966 sur le Code de justice militaire, qui étendent encore davantage la compétence des tribunaux militaires pour poursuivre des civil·e·s. Les nouvelles infractions relevant de la compétence de la justice militaire incluent « les infractions commises contre des installations publiques et vitales et des biens publics, et d’autres choses comparables, qui sont protégés par les forces armées ». La ratification de ces modifications par le président n’a jamais été rendue publique au Journal officiel.  

 Ces modifications ont coïncidé avec la promulgation de la Loi n° 3 de 2024, ratifiée par le président Abdel Fattah al Sissi le 5 février 2024, qui a étendu la compétence militaire aux civil·e·s pour un nombre encore plus large d’infractions que dans les modifications du Code de justice militaire adoptées par le Parlement, mentionnées plus haut. La loi autorise l’armée à aider la police à protéger des installations et des « services » publics et vitaux, ainsi qu’à lutter contre les infractions commises à leur encontre, notamment les infractions qui « portent atteinte aux besoins fondamentaux de la société, y compris les denrées alimentaires et les produits essentiels. » 

 Complément d’information  

 L’Égypte a une longue tradition de procès de civil·e·s devant des tribunaux militaires. Tout récemment, en décembre 2024, un tribunal militaire a condamné à des peines allant de trois à dix ans d’emprisonnement 62 résidents du gouvernorat du Sinaï Nord, accusés d’avoir endommagé des véhicules militaires et fait usage de la force contre des fonctionnaires.  

 Ce procès a fait suite à un sit-in organisé en octobre 2023 par des habitant·e·s de la ville de Sheikh Zuwayed, qui avaient été expulsés de force par les autorités et demandaient à rentrer chez eux. Le sit-in a été dispersé de force par l’armée. Le 24 décembre 2024, le président Abdel Fattah al Sissi a accordé une grâce présidentielle à 54 de ces personnes.  

 Depuis plus de 10 ans, les forces égyptiennes armées et de sécurité mènent des opérations militaires contre des groupes armés dans le nord du Sinaï. En avril 2023, le président Abdel Fattah al Sissi a déclaré la fin des opérations militaires alors en cours dans le nord du Sinaï. La région reste cependant une zone militaire de facto, les autorités égyptiennes continuant à interdire strictement aux médias de couvrir la situation sécuritaire dans le nord du Sinaï. Depuis des années, elles empêchent les médias, les organisations de défense des droits humains et les observateurs indépendants de se rendre dans la région. Plusieurs décrets présidentiels, notamment le décret n° 444 de 2014 et le décret n° 420 de 2021, ont placé de vastes zones du nord du Sinai sous la compétence des tribunaux militaires, ce qui a renforcé la militarisation de la région et entravé la diffusion d’informations indépendantes.