Argentine. Deux ans après la violente répression dans la province de Jujuy, un rapport d’Amnistie internationale dénonce l’impunité

Deux ans après le débat constitutionnel et les mouvements sociaux successifs qui ont eu lieu dans la province de Jujuy, le rapport d’Amnistie internationale intitulé Callar no es una opción: Jujuy entre la represión y la impunidad (Le silence n’est pas une option : Jujuy entre répression et impunité) souligne qu’il n’y a eu pratiquement aucune avancée concrète en matière de reddition de comptes pour la répression qui a caractérisé la réaction des pouvoirs publics face à la mobilisation sociale massive de la population de la province en 2023.
« Ce deuxième anniversaire du processus de réforme constitutionnelle est malheureusement marqué par l’impunité, qui reflète la stratégie de l’État visant à réduire au silence celles et ceux qui osent revendiquer leurs droits. Durant tout ce temps, la province de Jujuy n’a pas fourni d’éclaircissements concernant les stratégies mises en œuvre dans le but évident de violer le droit à la liberté de réunion pacifique dans la province, avec un recours excessif à la force, des détentions arbitraires ou encore des enquêtes visant à criminaliser les manifestants », a déclaré Ana Piquer, directrice pour les Amériques à Amnistie internationale.
En moins d’un mois, entre mai et juin 2023, une réforme constitutionnelle rétrograde en matière de droits humains, notamment pour les peuples indigènes, a été débattue et approuvée à huis clos et de façon accélérée par l’Assemblée législative de Jujuy, ce qui a conduit des milliers de personnes à descendre dans la rue pour exprimer leur rejet du texte proposé et dénoncer l’absence de participation et de consultation de la population. Le rapport d’Amnistie internationale montre que l’État de Jujuy a non seulement tourné le dos avec insistance aux demandes légitimes de participation, mais a également répandu la peur et recouru à la violence et à l’intimidation contre les personnes qui ont élevé la voix.
« Le rapport d’Amnistie internationale met également en évidence l’exclusion totale des peuples indigènes du débat sur la réforme, dans un contexte de dépossession territoriale et de discrimination structurelle dans cette province qui compte la plus forte proportion de personnes autochtones à l’échelle du pays ; leur exclusion s’est manifestée tout d’abord avec l’approbation de la nouvelle Constitution sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, comme le prévoit pourtant le droit international relatif aux droits humains, puis avec l’interdiction normative et la dispersion violente des blocages de rue et aussi des restrictions disproportionnées de l’exercice légitime du droit de manifester », a rappelé Mariela Belski, directrice d’Amnistie internationale Argentine.
Pour ses recherches, l’organisation a interrogé 111 personnes, dont 90 % appartiennent à des peuples indigènes, et au moins 91 d’entre elles ont directement participé aux manifestations. La délégation a également organisé des réunions avec les autorités et a présenté plusieurs demandes d’accès aux informations publiques à des entités de la province. De plus, l’équipe de vérification numérique de l’organisation a recueilli plus de 50 enregistrements cinématographiques et photographies afin d’analyser les événements et l’usage de la force par la police.
La répression a fait des centaines de blessé·e·s, avec dans certains cas des lésions permanentes
Dans son nouveau rapport, Amnistie internationale constate que la police provinciale a fait un usage illégal, arbitraire et excessif de la force dans le but patent de disperser les manifestations. L’organisation a notamment réuni des informations sur l’utilisation illégale de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc, y compris de munitions à impacts multiples dont l’utilisation devrait être totalement interdite au regard des normes internationales relatives aux droits humains. L’utilisation d’armes non réglementées telles que des frondes, des pierres et des fouets a également été constatée.
La répression a fait au moins 170 blessé·e·s, dont au moins dix ont été touchés au visage par une balle en caoutchouc ou une cartouche de gaz lacrymogène, et trois de ces personnes ont perdu l’usage d’un œil.
Détention arbitraire, criminalisation et mauvais traitements
La réponse répressive des autorités face aux manifestations dans la province de Jujuy s’est également accompagnée d’une stratégie de criminalisation. Le rapport d’Amnistie internationale fait état d’au moins 99 arrestations lors des manifestations dans la province de Jujuy, avec notamment des détentions arbitraires, en particulier lors des manifestations du 17 juin à Purmamarca et du 20 juin à San Salvador de Jujuy. De plus, il a été constaté que les autorités policières ont procédé à des arrestations en faisant un usage illégal de la force, notamment contre des enfants et des adolescent·e·s, et qu’au cours de ces arrestations, des manifestant·e·s ont été frappés et ont subi des traitements cruels, inhumains et dégradants.
Au moins 86 personnes ont été inculpées et font toujours l’objet d’une enquête, notamment pour des chefs qui manquent de clarté juridique et sont souvent utilisés pour criminaliser les protestataires, tels que la « résistance à l’autorité », l’« entrave à la circulation » et la « sédition ». Amnistie internationale a également constaté que le Code des contraventions de la province était largement utilisé pour intimider et sanctionner abusivement des manifestant·e·s pacifiques. Au moins 82 procédures contraventionnelles ont été enregistrées, dont un grand nombre contre des personnes faisant également l’objet de poursuites pénales, ce qui pourrait constituer une violation de leur droit de ne pas être jugées deux fois pour les mêmes faits.
Joel Paredes a perdu l’usage d’un œil pour avoir soutenu des manifestations dans la province de Jujuy
Joel Paredes fait partie des cas de personnes ayant perdu la vue recensés par Amnistie internationale. Inquiet pour l’avenir de ses enfants, ce céramiste de 29 ans a participé à une manifestation sur la place Humahuaca dans l’après-midi du 30 juin 2023. Avec des centaines de manifestant·e·s pacifiques, il a joué de la grosse caisse avec son groupe pendant que le conseil municipal de Humahuaca débattait de la réforme dans un bâtiment voisin.
Au petit matin, la police est arrivée sur la place et a commencé à tirer des balles en caoutchouc de manière indiscriminée sur la foule, touchant Joel à l’œil droit. La blessure a nécessité une intervention chirurgicale, mais le personnel médical n’a pas pu sauver l’œil de Joel, qui est désormais définitivement aveugle de l’œil droit et souffre de douleurs névralgiques invalidantes qui perturbent sa vie quotidienne. Personne n’a eu à rendre des comptes pour ce qui est arrivé à Joel.
En 2024, Joel Paredes a fait partie des dix cas mis en avant à l’échelle mondiale dans le cadre de la campagne Écrire pour les droits qu’Amnistie internationale mène tous les ans et qui vise à apporter un soutien à des personnes harcelées, menacées ou injustement emprisonnées.
Amnistie internationale présente ses conclusions aux autorités de la province de Jujuy
L’organisation a déjà fait part par le passé de ces conclusions aux autorités de la province de Jujuy, mais elle n’avait alors reçu aucune réponse. Les 28 et 29 octobre, une délégation d’Amnistie internationale s’est rendue dans la province de Jujuy pour présenter le nouveau rapport, rencontrer les autorités, demander justice, réparation et des garanties de non-répétition pour les victimes des violences étatiques, et pour remettre à Joel Paredes les milliers de lettres envoyées en signe de solidarité par des membres et des militant·e·s du monde entier pour les violations des droits humains qu’il a subies de la part de la police de Jujuy.
« Personne n’a été sanctionné pour les violations des droits humains commises pendant la répression et les victimes attendent toujours que justice leur soit rendue. Les cas tels que celui de Joel ne doivent pas sombrer dans l’oubli, car ils rappellent aux autorités leur énorme dette envers la population de Jujuy, en particulier envers les peuples indigènes de la province, qui continuent de lutter pour la reconnaissance et la garantie de leurs droits humains », a conclu Ana Piquer.