Ukraine/Russie. Les enseignant·e·s dans les territoires occupés par la Russie sont contraints sous la menace et la violence d’enseigner le programme russe
Les enseignant·e·s ukrainiens des territoires occupés par la Russie sont confrontés au choix douloureux de fuir leur foyer ou d’être contraints de dispenser un programme d’études visant à endoctriner les élèves avec la propagande de l’État russe, a déclaré Amnistie internationale à la veille de la Journée mondiale des enseignants. Alors que les autorités russes font pression pour rouvrir des écoles dans les territoires occupés d’Ukraine dans le cadre d’une démarche plus générale visant à consolider leur contrôle, elles sollicitent la pleine coopération des enseignant·e·s ukrainiens encore présents, en usant de chantage émotionnel, de graves menaces, de perquisitions au domicile et, lorsque rien de tout cela ne fonctionne, de violences physiques.
« Les enseignant·e·s ukrainiens dans les territoires occupés par la Russie en Ukraine sont victimes de menaces et d’abus dans le but de les forcer à travailler contre leur gré. Ils se retrouvent face à un dilemme : laisser tout derrière eux et fuir, ou s’intégrer à un système éducatif qui cherche à endoctriner les enfants, notamment en justifiant la guerre d’agression menée par la Russie, a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnistie internationale.
« Rester dans les territoires occupés tout en refusant de rejoindre le système éducatif n’est pas une option : les enlèvements, les menaces et les violences mentales et physiques sont le lot des enseignant·e·s pro-ukrainiens qui refusent de faire preuve de loyauté et de coopération. Il est essentiel que ces graves violations des droits humains soient pleinement recensées et fassent l’objet d’une enquête par les autorités nationales, les organismes internationaux et les experts compétents, en vue d’amener les responsables à rendre des comptes. »
Taire sa profession par crainte des représailles
Les enseignant·e·s interrogés par Amnistie internationale ont indiqué que les autorités d’occupation russes les recherchent activement, poussées par l’urgence de rouvrir les écoles et de conserver le même personnel. Une façon d’éviter l’attention des autorités occupantes consiste à dissimuler son métier d’enseignant.
Svitlana, 38 ans, professeure de langue et de littérature ukrainiennes dans la région de Mykolaïv, a déclaré : « J’avais très peur qu’ils [les soldats russes] découvrent que je suis enseignante. Encore plus à cause de la matière que j’enseigne. Les professeur·e·s d’ukrainien et d’histoire de l’Ukraine étaient leurs principaux ennemis. J’ai expliqué à mes enfants que si on leur demande, ils doivent dire que j’étais femme de ménage à l’école. »
De même, Olha, 40 ans, professeure d’histoire dans la région de Kharkiv, a raconté sa frayeur lorsque des soldats russes ont perquisitionné son domicile : « Un jour, les Russes sont venus fouiller mon appartement. J’étais pétrifiée à l’idée qu’ils découvrent les manuels d’histoire, les cartes et tous les livres sur l’histoire de l’Ukraine que j’avais cachés. J’ai vu des soldats russes saccager l’école. La première chose qu’ils ont faite a été de brûler tous les livres, les cartes et les symboles de l’État ukrainiens », se souvient-elle, revivant la peur que ses collègues qui avaient rejoint l’école rouverte ne la dénoncent.
Contraints de coopérer
À la suite de l’invasion de l’Ukraine et de l’arrêt total de la vie civile qui a suivi, les autorités russes d’occupation étaient déterminées à rouvrir les écoles dès le mois de septembre 2022 dans toutes les régions nouvellement occupées. Elles ont commencé par convoquer tout le personnel enseignant encore présent dans ces zones à des réunions en mai 2022 et par faire pression pour qu’ils reprennent le travail.
Oksana, directrice dans la région de Kherson, a raconté comment s’était passée l’une de ces réunions : « Ils ont tenté de me convaincre pendant trois heures. Ils ne m’ont pas menacée, mais ont exercé des pressions psychologiques. Ils m’ont dit que la région de Kherson était russe pour toujours, et que l’Ukraine avait cessé de se battre pour nous. Ils m’ont promis un bon salaire et m’ont avertie que tôt ou tard, il faudrait que j’accepte de travailler pour eux car je ne pourrai pas survivre sans revenu. Ils ont fait du chantage émotionnel aussi. Ils m’ont dit que je trahirais mes enfants si je refusais de travailler. »
À ceux qui ne voulaient pas coopérer, on a enjoint de démissionner – ce qui n’a pas mis fin à la coercition. Des représentants des administrations russes installées rendaient visite de manière impromptue aux enseignant·e·s ayant démissionné, parfois plusieurs fois par semaine, et les menaçaient de les cantonner à un chômage permanent, de les priver d’aide sociale et d’assistance médicale, et de les inscrire sur des « listes noires » de personnes non autorisées à quitter les territoires occupés.
Tetiana, enseignante de 56 ans dans la région de Zaporijjia, a raconté que peu après avoir refusé de retourner travailler, elle a été abordée par l’une de ses anciennes collègues : « Elle a dit que je ne comprenais pas les conséquences de mon refus, qu’on m’enverrait creuser des tranchées sur la ligne de front, que je serais inscrite sur la " liste noire " et que je perdrais ma maison. J’ai entendu des rumeurs se répandre dans le village selon lesquelles j’étais une traîtresse vis-à-vis de mes élèves. Certains me conseillaient de ne pas quitter ma maison du tout, car je risquais d’avoir des ennuis. »
Tetiana s’est enfuie dans la zone contrôlée par le gouvernement ukrainien. Le jour même, des soldats russes ont perquisitionné sa maison et interrogé son mari sur le lieu où elle se trouvait.
Menaces, passages à tabac, chantage et enlèvements
Lorsque les promesses de salaires élevés et de promotions ou le chantage émotionnel et les menaces ne suffisent pas à forcer un·e enseignant·e à coopérer, les forces d’occupation ont recours à la violence physique et aux enlèvements.
Oleksandr, directeur d’école et professeur de géographie de 44 ans de la région de Zaporijia, a raconté son expérience éprouvante : il a été enlevé et battu par des hommes armés pour avoir refusé de reprendre le travail. « Peu après avoir refusé de coopérer, quatre hommes armés sont venus chez moi. Deux m’ont agrippé et m’ont emmené dans la voiture. Ils m’ont frappé à coups de crosse. Les deux autres sont restés avec ma femme. J’ai été emmené dans une cour à l’arrière de l’école et de nouveau frappé. Ils m’ont traité de " fasciste " et de " nazi ". Ils ont exigé que je vienne à la rentrée à l’école et… " approuve " le fonctionnement de l’école, et que je pose pour des photos avec les symboles de l’État russe. Ils voulaient par la suite utiliser ces clichés [pour le chantage] comme preuve de ma coopération et de mon soutien à l’occupation. Ils m’ont menacé, me disant que ces photos suffiraient aux autorités ukrainiennes pour prouver mon soutien à l’occupation et me jeter en prison. » Le matin de la rentrée, Oleksandr a reçu « un coup de fil de rappel » de l’un de ses ravisseurs. Il n’avait pas d’autre choix que de s’y rendre.
Complément d’information
Amnistie internationale recueille des informations sur les crimes de guerre et d’autres violations du droit international humanitaire depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Toutes ses publications à ce jour se trouvent sur cette page.