Tanzanie. Des sociétés privées se rendent complices des autorités qui procèdent à l’expulsion forcée de communautés masaïs
Depuis 2009, des entreprises privées se rendent complices des autorités tanzaniennes qui procèdent à l’expulsion forcée de communautés autochtones masaïs de leurs terres ancestrales à Loliondo, écrit Amnistie internationale dans un nouveau rapport publié le 7 août 2024.
Ce rapport, intitulé ‘Business as usual in bloodied land? The role of businesses in forced evictions in Loliondo, Tanzania’, révèle qu’Ortello Business Corporation (OBC), société privée qui propose des chasses aux trophées et est liée à la famille royale des Émirats arabes unis, est impliquée dans l’expulsion forcée des Masaïs : elle accompagne les forces de sécurité tanzaniennes et permet aux autorités d’installer des camps sur ses propriétés pendant toutes les expulsions. Au minimum, cela indique qu’OBC est au courant de l’implication des forces de sécurité dans ces opérations. Au maximum, que l’entreprise est non seulement au courant, mais facilite également la participation des forces de sécurité.
D’autres entreprises touristiques, comme TAASA Lodge et &BEYOND, ont aussi des activités dans la région d’où les Masaïs sont expulsés.
« Depuis 2009, les autorités tanzaniennes ont recours à des mauvais traitements, à une force excessive, à des arrestations et détentions arbitraires dans le but d’expulser les Masaïs, tout en louant leurs terres à des entreprises privées. Fait des plus inquiétants, elles procèdent à ces expulsions en invoquant la nécessité de " conservation ", alors qu’en réalité, elles laissent OBC se livrer à des activités de chasse au trophée abusives ou illégales, en violation flagrante des lois tanzaniennes sur la préservation de la vie sauvage, a déclaré Tigere Chagutah, directeur du programme Afrique de l’Est et Afrique australe à Amnistie internationale.
« Les autorités tanzaniennes doivent mener une enquête rapide, impartiale, indépendante, efficace et transparente sur la complicité des entreprises dans les expulsions forcées des communautés masaïs à Loliondo, en vue de traduire en justice dans le cadre de procès équitables les responsables présumés de ces violations des droits humains. Elles doivent aussi enquêter sur les crimes signalés qui détruisent la vie sauvage, imputables aux sociétés proposant des chasses aux trophées dans la région. Les victimes doivent avoir accès à la justice et à des recours utiles. »
Amnistie internationale a effectué des recherches sur les expulsions forcées des communautés indigènes masaïs à Loliondo entre juin 2022 et mai 2024, en s’attachant tout particulièrement au rôle des entreprises proposant des activités sur les terres ancestrales qui appartiennent aux Masaïs et dont ils se servent. En avril 2024, elle a effectué une mission d’enquête dans la région d’Arusha et a interrogé neuf personnes, dont cinq employé·e·s (un actuel et quatre anciens) d’entreprises privées actives à Loliondo, qui habitent tous à Loliondo, et un·e avocat·e. Ils étaient tous au courant des opérations internes des entreprises et étaient parfois impliqués dans des conversations au sujet de leurs projets et de la mise en œuvre de ces derniers.
Le Laboratoire de preuves d’Amnistie internationale a examiné 23 images et sept vidéos, mené une enquête à partir d’informations disponibles en libre accès et analysé les récents changements des emplacements des entreprises opérant à Loliondo, visibles sur des images satellites.
Son rapport s’appuie également sur l’analyse d’articles parus dans les médias, de documents officiels, de lois pertinentes, d’éléments divulgués par les entreprises et d’études scientifiques. Avec l’aide de militant·e·s en Tanzanie, Amnistie internationale a également pu obtenir des informations sur la constitution des entreprises faisant l’objet d’une enquête.
Contestations muselées et expulsions forcées
Le 10 juin 2022, les forces de sécurité tanzaniennes ont fait un usage illégal de la force – y compris meurtrière – pour réprimer les manifestations pacifiques des Masaïs du village d’Ololosokwan, à Loliondo. Elles ont utilisé de manière injustifiée des gaz lacrymogènes pour disperser les manifestant·e·s, portant ainsi atteinte au droit de réunion pacifique. Les manifestant·e·s s’étaient rassemblés pour résister à un exercice de démarcation par les forces de sécurité, qui tentaient de les déplacer de leurs terres ancestrales au nom de la « conservation ». Plus de 40 personnes ont été blessées, d’autres se sont retrouvées sans abri et beaucoup ont été forcées de fuir le pays. Ceux qui se sont réfugiés au Kenya avec leurs proches et leurs amis n’avaient plus de moyen de gagner leur vie. Ce quatrième épisode d’expulsions de Masaïs de leurs terres a fait suite à ceux de 2009, 2013 et 2017.
Selon des Masaïs des villages de Loliondo touchés par les expulsions forcées et selon les employé·e·s d’OBC interrogés, la société a participé à toutes les expulsions forcées à Loliondo. Ils ont indiqué que des représentants d’OBC qu’ils connaissent et des véhicules avec le sigle OBC étaient présents sur les lieux. Lors de chaque expulsion, les forces de sécurité tanzaniennes ont installé un camp sur des propriétés appartenant à OBC et se déplaçaient dans les villages en étant escortées par le personnel et les véhicules d’OBC.
Le 12 juillet 2024, Amnistie internationale a adressé des courriers à &BEYOND, OBC et TAASA Lodge au sujet des allégations et des conclusions exposées dans le rapport, pour leur offrir la possibilité de répondre. Only &BEYOND et TAASA Lodge ont répondu.
Voici un extrait de la réponse de &BEYOND : « ...les terres en question, bien que contestées, ne sont plus sous le contrôle du conseil du village d’Ololosokwan, mais de l’autorité de la Zone de conservation de Ngorongoro (" les bailleurs "). » &BEYOND a en outre mentionné qu’elle « ne peut pas divulguer les conditions de [son] contrat de location avec les bailleurs ». L’entreprise a aussi reconnu le litige en cours au sujet des terres en question et assuré qu’en tant que locataire, elle n’a aucune influence sur les bailleurs et ne peut qu’attendre la décision de la cour avant de déterminer sa position sur la question des terres. Quant à TAASA Lodge, elle a déclaré n’avoir « jamais été consultée au sujet des actions planifiées avant et au moment des expulsions, et demeure engagée auprès de [son] personnel et de ses communautés, et attachée au respect de l’état de droit. »
Cinq employé·e·s d’OBC – quatre anciens et un actuel – ont déclaré qu’ils travaillaient au sein de l’entreprise lorsque des membres de la famille royale des Émirats arabes unis en partie détenteurs d’OBC se sont rendus dans le pays pour chasser et participer à d’autres activités touristiques, entre 1996 et 2016. En juin 2024, le commissaire régional d’Arusha a accompagné l’émir Mohammed bin Rashid Al Maktoum, Premier ministre des Émirats arabes unis, qui inspectait des projets hydrauliques à Loliondo.
« Il est très préoccupant que le rôle d’Ortello Business Corporation (OBC) dans les expulsions ait probablement contribué aux préjudices causés par les forces de sécurité tanzaniennes. Il semble que cette société était au courant de l’implication des forces de sécurité de l’État dans les expulsions forcées, et qu’elle les a activement facilitées, a déclaré Tigere Chagutah.
« Bien qu’elles ne soient pas citées dans les témoignages directs, TAASA Lodge et &BEYOND Klein’s Camp doivent faire preuve de diligence raisonnable afin de déterminer si leurs activités ont des impacts négatifs sur les droits humains ou causent des dommages environnementaux. Les entreprises à Loliondo doivent s’engager à respecter les droits du peuple autochtone Masaï dans le cadre de leurs activités et à fournir des recours appropriés si elles causent des préjudices à la communauté ou y contribuent.
« L’État doit revenir sur sa décision d’acquérir des terres à Loliondo et veiller à ce qu’aucune acquisition de terres ni aucune expulsion n’ait lieu sans que le peuple masaï ne donne son consentement préalable, libre et éclairé, à la faveur d’un véritable processus de consultation. »
Complément d’information
Cette recherche s’appuie sur les précédentes enquêtes d’Amnistie internationale quant aux expulsions forcées menées par les autorités tanzaniennes et visant le peuple autochtone Masaï à Loliondo.