Philippines. Les autorités utilisent de plus en plus Facebook pour museler le droit à la liberté d’expression et le droit de manifester des jeunes militant·e·s
Les autorités philippines utilisent de plus en plus Facebook dans des campagnes de « marquage rouge » ciblant les jeunes militant·e·s, notamment ceux qui enquêtent sur les violations présumées des droits humains imputables aux militaires, à la police et aux organismes gouvernementaux, écrit Amnistie internationale le 14 octobre 2024 dans un nouveau rapport.
Ce rapport, intitulé « J’ai transformé ma peur en courage ». « Marquage rouge » et violence étatique contre les jeunes défenseur·e·s des droits humains aux Philippines, relate que le gouvernement du président Ferdinand Marcos Jr instrumentalise de plus en plus les outils numériques, la désinformation et les lois antiterroristes formulées en termes vagues pour harceler, intimider et réprimer la jeunesse militante.
L’élément central de cette campagne coordonnée de violence étatique est la pratique du « marquage rouge », à laquelle des personnalités politiques de premier plan et des acteurs de la sécurité de l’État ont recours pour diaboliser les défenseur·e·s des droits humains et les personnes perçues comme des opposant·e·s à l’État en les qualifiant de « rebelles communistes » et de « terroristes ».
« Les militant·e·s et les voix critiques sont qualifiés de rouges et identifiés comme des cibles par le gouvernement, avant d’être traqués en ligne. Cependant, aux Philippines, la question ne concerne pas seulement le harcèlement en ligne, elle se traduit également par des préjudices concrets dans la réalité, a déclaré Damini Satija, directrice d’Amnesty Tech.
« Au fil des ans, ce “marquage rouge” a servi à déclencher des menaces et des attaques directes contre ceux qui critiquent le gouvernement et s’y opposent, et Meta joue un rôle de facilitateur. »
Les jeunes militant·e·s interrogés pour les besoins de ce rapport ont raconté avoir personnellement souffert d’être ainsi marqués de rouge, ce qui a instauré un climat de peur et d’autocensure, et amené des militant·e·s et des journalistes à abandonner leur travail.
Pas plus tard qu’en août 2024, la jeune défenseure des droits de l’environnement Rowena Dasig a « disparu » et l’on craint qu’elle ne fasse partie de la série de disparitions forcées visant des défenseurs sous la présidence de Ferdinand Marcos Jr.
Ana*, militante étudiante de 26 ans, a déclaré : « Les personnes qui sont victimes de harcèlement en ligne ou dont l’identité est publiée en ligne deviennent une cible. Cela indique aux gens que cette personne est une cible, qu’il ne faut pas en être proche […] Bien entendu, si cette personne n’est pas encore organisée, cela peut la faire douter de sa volonté de militer, puisque cela menace sa vie. »
La pratique du « marquage rouge » sous les gouvernements successifs
Le « marquage rouge » s’est intensifié sous le gouvernement du président Ferdinand Marcos Jr, des opposant·e·s étant pris pour cibles par le biais de publications Facebook et de communiqués de presse, lors même que son gouvernement cherche à se présenter comme plus respectueux des droits humains.
Les attaques sont particulièrement notables sur la page Facebook de la Force opérationnelle nationale pour mettre fin au conflit armé communiste local (NTF-ELCAC), qui compte des milliers d’abonné·e·s.
Au moment où nous publions ce document, le gouvernement philippin n’a pas répondu à une demande de commentaire sur les conclusions du rapport d’Amnesty.
La pratique du « marquage rouge » a pris de l’ampleur sous la présidence de Rodrigo Duterte après l’échec des pourparlers de paix avec le Parti communiste des Philippines (CPP).
En 2018, l’ordonnance exécutive n° 70 a établi la Force opérationnelle nationale pour mettre fin au conflit armé communiste local (NTF-ELCAC) et le gouvernement s’en sert comme prétexte pour lancer une répression contre les militant·e·s des droits humains et les dissident·e·s présumés.
« Le marquage rouge en ligne était très visible sous la présidence de Rodrigo Duterte car, avant la pandémie, c’étaient les trolls qui commentaient, et soudain, pendant la pandémie, on a vu apparaître le marquage rouge en ligne », a déclaré Miguel*, un militant de 26 ans de la ville de Baguio.
La NTF-ELCAC partage de nombreux messages et communiqués de presse sur sa page Facebook, dont beaucoup calomnient des jeunes militant·e·s en les qualifiant de « terroristes » ou en les accusant à tort d’être associés à des groupes armés.
Soutenues par la Loi antiterroriste (ATA) de 2020, qui permet à la police et au personnel militaire de détenir des suspects sans mandat ni inculpation formelle pendant une période pouvant aller jusqu’à 24 jours, les forces de sécurité de l’État ont déposé des plaintes sans fondement contre de jeunes militant·e·s et les ont détenus de manière arbitraire.
Hailey Picayo, militante du Tagalog-Sud de 21 ans, a déclaré : « Ils nous accusent de tromper la jeunesse. »
En août 2022, l’armée des Philippines a accusé Hailey d’être membre de la Nouvelle Armée du peuple (NPA) et d’être une « terroriste ». À cette époque, elle enquêtait sur une affaire dans laquelle des membres des forces de sécurité étaient accusés d’avoir tué un mineur.
« Ce n’est pas normal d’être confronté à ça à notre âge », a-t-elle ajouté en référence aux plaintes pénales sans fondement déposées contre elle par les membres d’une branche locale de l’armée, semble-t-il à titre de représailles pour son enquête.
Les poursuites ont été abandonnées en 2023, mais l’utilisation abusive du système de justice pénale pour cibler et harceler Hailey l’a marquée.
« Les autorités philippines doivent mettre fin immédiatement à leur campagne répressive de marquage rouge, abroger la loi antiterroriste et cesser toute forme d’intimidation, de harcèlement, de menace ou d’attaque à l’encontre des défenseur·e·s des droits humains. Elles doivent aussi abolir la NTF-ELCAC et mener rapidement une enquête indépendante, impartiale et transparente sur ses activités », a déclaré Damini Satija.
Facebook et « marquage rouge »
La plateforme Facebook est le principal réseau social aux Philippines, 95 % des utilisateurs et utilisatrices de réseaux sociaux s’y connectant tous les mois, ce qui en fait également un moyen clé pour le marquage rouge et le harcèlement en ligne.
S’adressant à des organisations de la société civile et à de jeunes défenseurs des droits humains et en s’appuyant sur sa propre analyse des contenus et des publicités sur Facebook, Amnistie internationale a noté les défaillances persistantes de Meta s’agissant d’appliquer sa Charte de la communauté et de supprimer les contenus de « marquage rouge » qui incitent à la haine et à la violence.
« Nous avons tenté de signaler ces pages (Facebook), mais cela ne s’arrête pas, a déclaré Miguel*, 26 ans, basé à Baguio. C’est très difficile de leur demander de rendre des comptes, parce qu’ils [Meta] disent, “Nous avons une Charte de communauté.” »
Meta n’a pas répondu à une demande de commentaire sur les conclusions d’Amnistie internationale. Dans une réponse précédente à un courrier de l’organisation lié à ses recherches envoyé en juillet 2024, Meta déclarait : « Nous évaluons les allégations de “marquage rouge” au regard de plusieurs politiques, notamment notre Politique sur les attaques coordonnées et la promotion d’actions criminelles. Au titre de cette politique, nous supprimons tout contenu révélant l’identité d’une personne qui serait membre d’un groupe “menacé” lorsque ces allégations risquent de causer des préjudices dans la vie réelle. »
Les chercheurs d’Amnistie internationale ont aussi analysé les publicités qui ont été approuvées et publiées par Meta sur sa plateforme Facebook, en utilisant la bibliothèque publicitaire de Meta, et ont identifié des manquements au devoir de diligence en matière de droits humains de la part de l’entreprise. Si celle-ci est consciente de la pratique du “marquage rouge” et interdit l’utilisation de la plateforme à ces fins, plusieurs comptes ont pu marquer comme rouges et terroristes à plusieurs reprises des jeunes et d’autres groupes par le biais de publicités en vue d’envoyer des messages qui ouvrent souvent la voie à des menaces directes et à des attaques dans la vie réelle.
« L’insuffisance de la modération des contenus et des mécanismes d’approbation des publications et l’absence de suivi de l’efficacité des mesures d’atténuation des risques font de Facebook un environnement contribuant à de graves atteintes aux droits humains », a déclaré Wilnor Papa, responsable Militantisme et droits humains à Amnistie internationale Philippines.
Amnistie internationale engage Meta à procéder à un examen approfondi et à une refonte de ses procédures relatives au devoir de diligence en matière de droits humains, à veiller à ce que les publications de “marquage rouge” signalées par des défenseur·e·s des droits fassent l’objet d’un examen scrupuleux et à éliminer ce type de contenus rémunérés avant de les promouvoir auprès des utilisateurs·trices de sa plateforme.
* Son prénom a été modifié pour préserver son anonymat.