Pakistan. Un an après les attaques de Jaranwala, la minorité chrétienne attend encore que justice soit rendue
Le gouvernement pakistanais n’a toujours pas rendu justice à la minorité chrétienne, un an après l’incendie criminel et l’attaque de plusieurs églises et quartiers chrétiens de Jaranwala, et n’a pas non plus empêché l’utilisation abusive de lois sur le blasphème, a déclaré Amnistie internationale vendredi 16 août.
Plus de 90 % des suspects de l’attaque de Jaranwala, dans le district de Faisalabad, au Pendjab, sont toujours en liberté, selon des informations obtenues par Amnistie internationale dans le cadre d’une demande de droit à l’information déposée au bureau de police de la ville de Faisalabad.
Les procès des personnes arrêtées pour ces attaques, provoquées par de fausses allégations de blasphème contre deux résidents chrétiens, n’ont par ailleurs pas encore commencé. En outre, environ 40 % des familles issues de la minorité chrétienne touchées par ces violences n’ont toujours pas été indemnisées par le gouvernement.
« Malgré les assurances données par les autorités quant à l’établissement des responsabilités, leurs actes manifestement insuffisants ont favorisé l’instauration d’un climat d’impunité pour les auteurs des violences de Jaranwala. Un an plus tard, la minorité chrétienne est obligée de se résigner au fait que ses agresseurs continuent de vivre à ses côtés sans connaître la moindre répercussion. Le gouvernement pakistanais doit veiller à ce que justice soit faite et à ce que les minorités soient protégées contre la discrimination et la violence », a déclaré Babu Ram Pant, directeur adjoint pour l’Asie du Sud à Amnistie internationale.
« Marginalisation persistante »
La violence et la réponse inadéquate des autorités ont condamné les chrétiens de Jaranwala à vivre dans la peur, face à des menaces et une marginalisation persistantes. Beaucoup ont perdu leur emploi du fait de tensions accrues qui ont également affecté les entreprises et la vie publique dans la ville. Des familles chrétiennes effrayées continuent à être menacées par les auteurs de violences qui ont été libérés au cours de l’année écoulée. Certaines familles chrétiennes ont déménagé dans des villes voisines, en quête d’un sentiment de sécurité. Les chefs religieux qui ont incité la foule sont toujours en liberté et continuent d’exercer leur influence dans la région.
Si le gouvernement a rebâti les églises détruites, de nombreux résident·e·s chrétiens de Jaranwala attendent toujours d’être indemnisés.
« […] nous avons vu nos maisons en ruines, comme si elles allaient bientôt s’effondrer. Et à ce jour, nous n’avons reçu aucun soutien. Cela fait un an que mon mari est au chômage, parce que personne ne l’embauche [à cause de la stigmatisation]. Beaucoup de gens ont reçu l’indemnisation promise de 2 millions de roupies [7 200 dollars des États-Unis] mais pas nous », a déclaré Khalida Bano*, une chrétienne de Jaranwala.
Selon les données du dossier soumis à la Cour suprême daté du 7 février 2024 (Affaire n° CMA n° 7751/2023, introduite par la Cellule gouvernementale des droits humains - n° 6429-P/2023), le gouvernement n’a indemnisé que 85 familles, sur les 146 recensées par la paroisse locale.
Manquement de l’État à son devoir
Samuel Payara, principal requérant au nom de la communauté chrétienne dans des affaires liées aux attaques de Jaranwala devant la Cour suprême, a décrit une culture de l’impunité pour les violences visant les minorités religieuses.
« Bien que la police ait accusé des milliers de personnes pour les violences perpétrées par la foule, seulement 400 environ ont été arrêtées. Parmi celles-ci, la plupart se déplacent librement. Encore plus alarmant, l’individu qui a incité la foule en utilisant le haut-parleur d’une mosquée a également été libéré sous caution, et certains groupes harcèlent les victimes pour les empêcher de participer aux affaires [en tant que témoins]. »
La Loi du Pendjab relative aux haut-parleurs (2012) interdit l’utilisation de haut-parleurs, y compris dans les lieux de culte, pour inciter à la violence ou à des discours « motivés par l’intolérance religieuse » conduisant à des troubles à l’ordre public.
Les informations reçues par Amnistie internationale le 3 août 2024 dans le cadre d’une demande de droit à l’information déposée auprès du bureau de police de la ville de Faisalabad indiquent que sur les 5 213 accusés, 380 ont été arrêtés et 4 833 sont toujours en liberté. Parmi les personnes arrêtées, 228 ont été libérées sous caution par le tribunal antiterroriste de Faisalabad, et 77 ont vu les charges retenues contre elles abandonnées.
Il semble y avoir deux poids, deux mesures dans la façon dont le système judiciaire réagit à de tels événements. Alors que les procès contre les personnes accusées de violences en réunion à Jaranwala n’ont pas encore commencé, un chrétien de 27 ans a été condamné à mort en juillet 2024 par un tribunal antiterroriste après avoir été déclaré coupable d’avoir provoqué les émeutes à Jaranwala par le biais d’une vidéo prétendument blasphématoire sur TikTok. Il a été inculpé en vertu des articles 295-C et 295-A du Code pénal pakistanais, qui traitent du blasphème, de l’article 11 de la Loi relative à la prévention des infractions électroniques et de l’article 7(1)(g) de la Loi antiterroriste.
Qualifiant d’« apartheid judiciaire » le manquement de l’État à son devoir d’administration de la justice, le président et modérateur de l’Église du Pakistan, l’évêque Azad Marshall, a déclaré : « Les choses se sont détériorées depuis Jaranwala [...] Vous ne pouvez pas simplement déplacer des personnes un jour et vous attendre à ce qu’en remplaçant leurs affaires ou en réparant des bâtiments, vous les fassiez se sentir à nouveau en sécurité et à l’aise. »
« Nos enfants en tremblent encore »
Alors que les accusations de blasphème continuent à bouleverser des vies à travers le pays, la minorité chrétienne éprouve des difficultés à tourner la page. Tariq Bashir*, chrétien résidant à Jaranwala, a déclaré : « L’angoisse suscitée par les événements de Jaranwala est telle que même aujourd’hui, un an plus tard, nos enfants se mettent à trembler quand quelqu’un en parle devant eux. »
Moins d’un an après ce qui s’est passé à Jaranwala, en mai 2024, un chrétien a été lynché et son usine incendiée à Sargodha, au Pendjab, à la suite d’allégations selon lesquelles il aurait brûlé des pages du coran. En juin 2024, un musulman de 36 ans a été brûlé vif par une foule à Swat, province de Khyber Pakhtunkhwa, en raison d’allégations similaires.
Le rapport d’enquête de la Commission nationale pour la justice et la paix sur les violences perpétrées à Sargodha a noté que, bien que la police se soit hâtée de dresser un procès-verbal introductif alléguant un blasphème, l’incitation faite à la foule à l’aide du haut-parleur de la mosquée locale faisait l’objet d’une simple mention dans les accusations portées par la police.
« Encore et encore, des faits de violence collective, alimentés par des lois rétrogrades sur le blasphème et le manque d’obligation de rendre des comptes, continuent de détruire la vie de minorités vivant au Pakistan. Non seulement l’impunité persistante laisse les victimes de ces violences dans l’incertitude, mais elle compromet la prévention de futures attaques », a déclaré Babu Ram Pant.
« Les autorités pakistanaises doivent mener une enquête approfondie, impartiale et indépendante sur les attaques de Jaranwala et d’autres faits de violence collective, et veiller à ce que les responsables présumés soient jugés dans le cadre de procès équitables et transparents, sans requérir la peine de mort.
« Les lois sur le blasphème doivent être abrogées sans attendre. Il est grand temps que le Pakistan supprime ce système légalisé de discrimination et de violence afin de créer des espaces sûrs pour les minorités dans le pays », a déclaré Babu Ram Pant.
Complément d’information
Le 16 août 2023, des allégations de blasphème (dont il a depuis lors été prouvé qu’elles étaient fausses) contre deux résidents chrétiens de Jaranwala, dans le district de Faisalabad de la province du Pendjab, au Pakistan, ont conduit une foule à vandaliser et à détruire plus de 20 églises et plus de 80 maisons de chrétien·ne·s.
En février 2024, la Cour suprême du Pakistan a rejeté le rapport de police sur ce qui s’est passé à Jaranwala, notant que les informations pertinentes n’avaient pas été fournies, et a exhorté la police à traduire les responsables en justice. Les procès des responsables de ces violences en réunion n’ont commencé que le 16 août 2024.
Amnistie internationale a recensé des informations sur la manière dont les lois pakistanaises sur le blasphème favorisent les abus, dans son rapport intitulé « As good as dead » : The impact of the blasphemy laws in Pakistan.
* Les noms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des victimes chrétiennes dont Amnistie internationale a recueilli les propos.