Kenya. La police doit cesser de recourir à la force illégale ; le temps est venu d’amener les responsables à rendre des comptes et de rendre justice
Aujourd’hui, trois mois se sont écoulés depuis la manifestation du 25 juin.
12 000 personnes ont signé la pétition d’Amnistie internationale demandant la création d’une Commission d’enquête judiciaire et l’obligation de rendre des comptes pour les morts et les blessés résultant de l’utilisation illégale de la force policière contre des manifestant·e·s au Kenya.
Nous avons écrit au ministère de l’Intérieur, au procureur général, à l’inspecteur général de la police et à l’Autorité indépendante de surveillance du maintien de l’ordre (IPOA) au sujet des conclusions de ce communiqué de presse étoffé. Au moment de la publication du présent document, nous n’avions pas encore reçu de réponse des instances gouvernementales.
Le 25 juin est la plus importante des nombreuses manifestations organisées à l’échelle nationale entre les mois de juin et août. C’est la première fois que des manifestant·e·s au Kenya accèdent au Parlement, une zone considérée comme une infrastructure sensible, en réaction à l’adoption du projet de loi de finances 2024.
Six associations de défense des droits humains, juridiques et médicales, à savoir Amnistie internationale Kenya, l’Association juridique du Kenya, la Coalition des défenseurs des droits humains (HRDC), Article 19, Medics for Kenya et l’Independent Medical Legal Unit (IMLU), ont interrogé 23 témoins oculaires, avocat·e·s et professionnel·le·s de santé, et analysé plus de 45 vidéos et 100 photos prises à Nairobi le 25 juin.
Recueillis entre le 8 juillet et le 9 août, les éléments de preuve confirment que la police kenyane a utilisé illégalement des armes létales et à létalité réduite, notamment des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des matraques contre des manifestant·e·s pacifiques. La police kenyane a tiré des gaz lacrymogènes sur des manifestant·e·s, des passant·e·s et des médecins, a arrêté arbitrairement et battu des manifestant·e·s, et a tiré à balles réelles sur la foule.
Et ce en violation du droit international relatif aux droits humains et des normes en la matière, et notamment des Principes de base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois et des Lignes directrices des Nations Unies basée sur les droits de l’homme portant sur l’utilisation des armes à létalité réduite dans le cadre de l’application des lois. L’utilisation d’une force inutile et excessive contre les manifestants pour les empêcher d’atteindre le Parlement kényan à Nairobi a fait au moins six morts et des centaines de blessés.
« Au Kenya, la Constitution garantit le droit de manifester. Il est inacceptable qu’au lieu de faciliter la manifestation et de protéger les manifestant·e·s, la police ait eu recours à la force meurtrière », a déclaré Irųngų Houghton, directeur d’Amnistie internationale Kenya.
« Nous n’avions que des drapeaux, des sifflets et nos téléphones »
Le 25 juin, des milliers de manifestant·e·s se sont rassemblés dans le quartier central des affaires à Nairobi et dans d’autres comtés du pays pour protester contre le projet de loi de finances, qui prévoyait l’augmentation des impôts et des mesures fiscales régressives, dans un contexte de coût de la vie élevé. Ce projet de loi devait être examiné en troisième lecture au Parlement cet après-midi-là. En dehors d’incidents isolés où certains manifestants ont jeté des pierres ou renvoyé les cartouches lacrymogènes sur la police, le rassemblement était pacifique.
Des vidéos montrent la police tirer des gaz lacrymogènes sur un petit groupe de manifestant·e·s à Nairobi, à 10h30. L’investigation a confirmé que la police a continué d’utiliser des gaz lacrymogènes tout au long de la journée, tirant des grenades ou des cartouches directement sur les manifestants, parfois à hauteur de la tête, ou en l’air, risquant de provoquer de graves blessures à l’atterrissage.
Malik*, un manifestant de 28 ans, a déclaré aux chercheurs qui ont mené ces investigations : « J’ai ressenti une vive douleur à la main, puis j’ai vu une cartouche de gaz lacrymogène tomber devant moi. C’est à ce moment-là que j’ai compris que la cartouche m’avait touché et que ma main saignait. J’ai perdu trois doigts de la main droite. Je ne pourrai plus jamais vivre comme avant. »
Des médecins gérant un camp médical où au moins 300 personnes ont été soignées, dont au moins quatre policiers, ont déclaré que les blessures étaient principalement des lacérations, des problèmes respiratoires liés à l’inhalation de gaz lacrymogène, des démangeaisons causées par des substances chimiques irritantes présentes dans l’eau tirée, parfois, par des canons à eau à haute pression, et des lésions graves résultant de l’impact d’une gamme d’armes à létalité réduite.
« Les gaz lacrymogènes ne doivent jamais être utilisés contre des manifestant·e·s pacifiques et les actes de violence isolés ne sauraient justifier leur usage, car ils ont un large rayon d’action. Ils ne doivent en aucun cas être tirés directement sur des individus, mais être réservés aux situations de violence généralisée et une fois que des avertissements clairs ont été lancés, ce que la police n’a pas fait – les éléments de preuve le confirment », a déclaré Faith Odhiambo, présidente de l’Association juridique du Kenya.
Attaques visant du personnel médical
Selon deux témoins, et d’après ce que l’on peut voir sur les vidéos, des gaz lacrymogènes ont été tirés sur au moins deux camps médicaux, et plusieurs fois près des camps alors que des blessés y recevaient des soins. Un soignant a déclaré avoir vu une grenade lacrymogène tomber sur un bâtiment d’un troisième camp médical utilisé comme salle pour soigner les patients.
Alors que les équipes médicales portaient des vêtements reconnaissables, un médecin a été touché par un projectile à impact cinétique au niveau de la poitrine, tandis qu’un autre a été arrêté, avant d’être relâché par la suite.
Déploiement d’armes à feu létales et d’équipements de contrôle des foules inadaptés
La police était équipée d’armes létales et à létalité réduite, identifiées par les experts en armements d’Amnistie internationale comme étant notamment des fusils G3, AK et Galil, des pistolets-mitrailleurs CZ Scorpion EVO 3, divers types de fusils de chasse (chargés de projectiles à impact cinétique) et des munitions à impact.
Sur les photos et les vidéos, on peut voir que des équipements inadaptés sont utilisés, dont des tromblons lance-grenades montés sur des systèmes à munitions létales (fusils G3), ce qui semble avoir provoqué la panique parmi les manifestants. Ces tromblons lance-grenades nécessitent des cartouches à blanc pour fonctionner, et les manifestant·e·s peuvent facilement les confondre avec des cartouches létales, ce qu’attestent plusieurs vidéos analysées par nos chercheurs. Les professinonel·le·s de santé ont indiqué avoir soigné des blessures graves probablement causées par des projectiles à impact cinétique tirés à faible distance.
Usage illégal d’armes létales et absence d’assistance médicale
Vers 12h30, des vidéos montrent que les manifestant·e·s avaient atteint la Cour suprême, située à 900 mètres des bâtiments du Parlement. Pendant l’heure et demie qui a suivi, le nombre de manifestants n’a cessé de croître, tout comme le recours aux gaz lacrymogènes et aux canons à eau. Les images analysées montrent que les policiers semblaient manquer de directives et ne communiquaient pas efficacement entre eux, avançant, reculant et tirant à leur guise. D’après quatre témoins, la police semblait dépassée par le grand nombre de manifestants.
Or, cette manifestation avait été annoncée plusieurs jours à l’avance. Les autorités avaient donc le temps de la faciliter et de limiter les risques de blessures et de dégâts matériels. Il aurait fallu prendre des mesures de précaution, par exemple en bouclant les bâtiments du Parlement tout en facilitant les manifestations à proximité. Les vidéos montrent que la police n’a pas clairement formé de cordon autour du Parlement, ni facilité la manifestation.
Vers 14h30, après que les députés ont approuvé les amendements au projet de loi de finances, des manifestants se sont mis à avancer vers le bâtiment et on entend sur les vidéos ce qui ressemble à des coups de feu. Les chercheurs n’ont pas été en mesure de déterminer si ces tirs provenaient de fusils équipés de tromblons lance-grenades lacrymogènes ou de fusils tirant à balles réelles. Les armes à feu chargées avec des balles réelles ne constituent pas un outil approprié au maintien de l’ordre lors de rassemblements. Elles ne doivent être utilisées que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines.
Sur les vidéos, on voit un fourgon de police brûler à côté de l’entrée du Parlement, ainsi qu’au moins trois corps allongés sur le trottoir d’en face. Trois manifestants s’occupent des corps, tandis que trois autres tentent de transporter un blessé vers les ambulances garées à côté de la police. L’un d’eux lève la main, probablement pour signaler qu’ils ne sont pas armés.
La police n’a pas apporté d’assistance médicale, comme le requiert le principe 5 (c) des Principes de base des Nations unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois. Au lieu de cela, ils tirent des grenades lacrymogènes directement sur le groupe, qui s’enfuit, laissant la personne blessée allongée au sol. On voit une grenade lacrymogène exploser à côté d’elle. Difficile de dire si l’explosion est due à un équipement défectueux ou à des grenades lacrymogènes à déclenchement immédiat chargées de petites quantités d’explosifs. Lorsque la fumée se dissipe, deux manifestants parviennent à transporter l’un des corps vers les ambulances – on ignore si cette personne a survécu.
Vers 14h45, on voit la police battre en retraite, laissant sans surveillance une partie de la clôture autour de l’enceinte du Parlement qui était tombée auparavant. Les manifestants sont entrés dans la zone vers 14 h 56. La plupart avaient les mains en l’air, probablement pour bien signifier qu’ils n’étaient pas armés. Des hommes habillés en civil ont riposté par des coups de feu : on voit sur des caméras au moins quatre hommes tirer des coups de fusils et d’armes de poing vers la foule et dans les airs. Les chercheurs ont compté au moins 45 coups de feu tirés en 56 secondes. Trois témoins oculaires ont déclaré avoir vu au moins six corps de manifestants qui, selon eux, avaient été abattus. D’après les éléments de preuve examinés, les manifestants n’étaient pas armés.
Joseph*, un manifestant, a déclaré aux chercheurs : « Ce qui m’a traumatisé, c’est quand j’ai vu mon ami [Eric] tomber à terre… Il a été abattu [devant le portail du Parlement]. Ce n’était pas [un coup de feu] pour nous disperser… Nous étions juste là en train de danser et de chanter. »
Jared*, un homme dont le fils est mort d’une balle reçue au menton, a déclaré : « C’est une telle douleur de perdre son fils aîné. J’ai vendu des terres pour lui offrir une éducation afin qu’il puisse avoir un avenir radieux – tout cela en vain puisqu’il est mort maintenant. Son employeur nous a apporté son premier salaire, et il a servi à acheter son cercueil. »
Deux témoins à l’intérieur du Parlement ont déclaré aux chercheurs que les manifestants n’avaient pas attaqué les députés et que certains les avaient aidés à quitter le bâtiment. On peut voir sur les vidéos un petit nombre de manifestants casser des fenêtres et prendre des drapeaux, ainsi que de la fumée s’échapper d’une partie du Parlement ; sur une photo, on voit la zone brûlée. On ne sait pas exactement ce qui est à l’origine de l’incendie.
Des responsables de l’application des lois masqués
Nos chercheurs n’ont pas pu établir clairement la structure de commandement responsable du maintien de l’ordre lors des manifestations. D’après les vidéos et les photos prises tout au long de la journée, la plupart des policiers, y compris ceux en tenue reconnaissable, n’étaient pas identifiables par leur numéro de matricule, comme l’exige l’article 10 de la Loi relative aux Services de police au niveau national. La plupart se cachaient le visage et portaient des masques ou des cagoules. Les images montrent également des groupes d’hommes en civil, armés, s’activer aux côtés de la police et circuler à bord de véhicules banalisés.
Les normes internationales relatives aux droits humains exigent que les policiers soient en uniforme et portent des marqueurs d’identification, comme des plaques avec leur nom ou leur numéro de service.
Arrestations, détentions arbitraires et enlèvements
Selon la Commission nationale kényane des droits humains (KNCHR), les organisations de défense des droits humains ont facilité la « libération de plus de 300 personnes arrêtées illégalement » le 25 juin. Fin août, l’Association juridique du Kenya a indiqué à partir d’informations vérifiées que plus de 72 personnes avaient été enlevées, libérées ou étaient toujours portées disparues en lien avec les manifestations, que 13 autres avaient disparu le 25 juin et que 23 avaient disparu au cours des sept jours suivants.
Les chercheurs ont étudié en détail trois cas d’enlèvements, susceptibles de constituer des disparitions forcées. Kuria*, défenseur des droits humains, a perdu connaissance après être entré dans l’enceinte du Parlement. Il a repris conscience dans une pièce sombre gardée par deux hommes. Il a déclaré aux chercheurs qu’il avait été interrogé au sujet du financement et du soutien aux manifestations ; ces hommes l’ont ensuite embarqué dans un véhicule les yeux bandés et l’ont jeté au bord de la route à Nairobi. Kuria a été détenu pendant plus de 24 heures. Selon le témoignage de deux autres jeunes leaders, des hommes non identifiés les ont kidnappés dans la rue alors qu’ils manifestaient devant le Parlement, avant de les forcer à monter dans des véhicules. Ils ont été relâchés plus d’un jour après. Les actions de la police violent l’article 49 de la Constitution, qui protège les droits des personnes interpellées.
« Les autorités kenyanes doivent mener des enquêtes rapides, approfondies et indépendantes sur toutes les violations des droits humains commises dans le cadre des manifestations, notamment les homicides de manifestants, et amener les responsables à rendre des comptes. Les victimes et les familles des personnes tuées du fait de l’utilisation illégale de la force par la police doivent recevoir des réparations », a déclaré Grace Wangechi, directrice de l’Independent Medical Legal Unit (IMLU).
Il importe de souligner que le gouvernement n’a pas défini de lignes directrices ni de calendrier pour le déploiement de l’armée kényane en vue de protéger les infrastructures essentielles à la suite des manifestations du 25 juin. Ce manquement enfreint les normes internationales relatives aux droits humains et fait l’objet d’une ordonnance de la Haute Cour dans l’affaire Law Society of Kenya c. Attorney General & 4 others (Pétition E307 de 2024) [2024] KEHC 7702 (KLR) (Droits constitutionnels et humains) (27 juin 2024) (Décision). Nous appelons le gouvernement à publier au journal officiel la révocation du déploiement de l’armée kényane.
* Pour préserver l’anonymat de ces personnes, leurs prénoms ont été modifiés.