• 16 Juil 2024
  • Inde
  • Communiqué de presse

Inde. Les autorités sont « aux abonnés absents » alors que l’État du Manipur est secoué par des violences commises en toute impunité

  • Impunité des comités de vigilance ou milices
  • La police manque à son devoir envers les victimes de violences intercommunautaires
  • Des journalistes, des militant·e·s et des influenceurs·euses réduits au silence par des attaques et des accusations forgées de toutes pièces
  • Les camps humanitaires ont grand besoin de financement

Plus de 400 jours après le début des violences ethniques entre la population dominante des Meiteis et la minorité des Kukis et d’autres communautés tribales, le gouvernement indien dirigé par le Bharatiya Janata Party (BJP) et le gouvernement de l’État du Manipur manquent totalement à leur devoir de mettre un terme aux violences et aux déplacements de population, et de protéger les droits humains dans l’État, a déclaré Amnistie internationale.

Depuis le 3 mai 2023, au moins 200 personnes ont été tuées et plus de 60 000 déplacées, tandis que des habitations, des commerces, des villages et des lieux de culte ont été incendiés, attaqués, pillés et vandalisés. Les autorités continuent de réprimer ceux qui osent dénoncer de tels agissements.

« L’échec flagrant du gouvernement de l’État du Manipur et du gouvernement central indien à mettre fin aux violations, à protéger les gens et à amener les auteurs présumés à rendre des comptes plonge la population dans la terreur et la désolation.Il est grand temps que les autorités en finissent avec ces 14 mois d’inaction et d’impunité », a déclaré Aakar Patel, président du conseil exécutif d’Amnistie internationale Inde.

Impunité des milices : « Des femmes violées, des villages incendiés, des gens massacrés... sans conséquences. »

Lescomités de vigilance comme Arambai Tenggol et Meitei Lippun qui soutiennent la communauté Meitei dominante dans l’État du Manipur gagnent en notoriété car les autorités ne font pas barrage à leurs actes de violence et ne traduisent pas les responsables présumés en justice. Ces milices ont recruté des milliers de volontaires, souvent équipés d’armes de type militaire qui auraient été pillées dans les arsenaux de la police de l’État, comme c’est le cas pour Arambai Tenggol.

Depuis le début du conflit, Amnistie internationale a recensé au moins 32 cas signalés de membres d’Arambai Tenggol et de Meitei Lippun ayant commis des violences sexistes contre des membres des communautés tribales ethniques et au moins deux cas d’enlèvements de membres de la police du Manipur. Pourtant, ni les membres d’Arambai Tenggol ni ceux de Meitei Lippun n’ont fait l’objet de poursuites au cours de l’année écoulée.

Ils tiennent régulièrement des propos discriminatoires à l’égard des groupes tribaux ethniques, les qualifiant d’« étrangers » et d’« illégaux » et appelant à leur anéantissement et à leur mise à mort. Pourtant, depuis un an, aucune mesure concrète n’a encore été prise pour endiguer cette rhétorique haineuse.

Greeshma Kuthar, une journaliste indépendante qui couvre les violences ethniques secouant le Manipur, a déclaré : « Les membres d’Arambai Tenggol ont conduit des foules dans les villages Kuki-Zo qui ont ensuite été incendiés, et ont été le théâtre de massacres. Des procès-verbaux introductifs les désignent comme étant responsables d’agressions sexuelles de femmes Kuki-Zo. Sur des vidéos devenues virales, on peut les voir décapiter des gens… sans conséquences. Pour que toute forme de réparation puisse débuter, ils doivent être poursuivis pour leurs crimes. »

En janvier 2024, Arambai Tenggol a convoqué une « réunion » de représentants meiteis élus au sein du corps législatif de l’État et du pays (dont le Premier ministre de l’État). Ceux-ci s’étaient engagés unilatéralement à répondre aux revendications d’Arambai Tenggol, pourtant discriminatoires à l’égard des communautés tribales. Arambai Tenggol a ajouté que le Premier ministre de l’État avait accepté de satisfaire ces demandes, alors qu’il n’avait pas assisté à la réunion. Amnistie internationale n’a pu trouver aucune condamnation publique ni clarification du Premier ministre quant aux allégations d’Arambai Tenggol.

Manquements de la police : « La foule a enlevé ma mère... [La police] s’est contentée de regarder. »

Amnistie internationale a recensé au moins trois cas de membres de communautés tribales confrontés à des obstacles pour faire enregistrer officiellement leurs plaintes par la police du Manipur depuis novembre 2023. Dans ces trois cas, les groupes kukis ont été agressés, intimidés ou se sont vus confisquer leurs biens sans protocole par des membres meiteis de la police du Manipur. 

Haokip*, un avocat kuki, dont l’école gérée par sa famille à Imphal depuis 23 ans a été incendiée par une foule meitei en mai 2023, a déclaré : « Ma mère a tenté d’appeler la cabine de police qui se trouvait à une trentaine de mètres, mais ils n’ont pas répondu. La foule a enlevé ma mère, ainsi que 25 personnes qui s’étaient réfugiées dans l’école sous les yeux de la police. Ils n’ont rien fait. Ils se sont contentés de regarder. »

Guite*, un Kuki dont la maison familiale a été réduite en cendres, a déclaré : « Tant bien que mal, nous nous sommes enfuis et avons porté plainte, mais un an plus tard, toujours aucune avancée… [Aucune] information quant à l’éventuelle tenue d’une enquête. » 

La Cour suprême indienne a critiqué la police du Manipur pour ses retards dans le dépôt des procès-verbaux introductifs et dans les enquêtes sur les affaires de violence, qualifiant la situation d’« effondrement absolu de l’ordre public dans l’État ». Contrairement à l’action du Bureau central d’enquêtes (CBI) qui a repris le cas emblématique du viol collectif de deux femmes kukis en mai 2023 après qu’une vidéo de leur calvaire soit devenue virale et qui a affirmé que la police du Manipur était complice, de nombreux cas moins médiatisés peinent à attirer l’attention des services de l’État et du gouvernement central.

Le Premier ministre de l’État du Manipur, Biren Singh, dénonce les appels à mettre en œuvre l’obligation de rendre des comptes dans les cas de violence sexiste, les qualifiant de « manœuvres de diffamation du gouvernement du BJP et du Premier ministre Narendra Modi ». Dans le même temps, il aurait également traité les membres de la communauté tribale kuki d’« immigrants illégaux », de « terroristes » et de « trafiquants de drogue », un discours repris par les membres d’Arambai Tenggol et de Meitei Lippun.

« Impunité accordée aux milices ou comités de vigilance, rhétorique clivante du Premier ministre et incapacité à maintenir l’ordre dans l’État : le gouvernement central et le gouvernement du Manipur ne prennent pas les mesures nécessaires pour prévenir et faire cesser la violence visant les communautés ethniques, et traduire en justice les auteurs présumés, perpétuant ainsi l’impunité », a déclaré Aakar Patel.

Attaque contre la dissidence : « Ils ont menacé, si je ne m’excusais pas, de revenir et de brûler ma maison. »

Depuis le début des violences, les autorités de l’État du Manipur ont recouru à diverses méthodes pour réprimer la société civile. Elles ont notamment harcelé des militant·e·s des droits humains et des journalistes en montant de toutes pièces des affaires à leur encontre et refusé d’enquêter en temps voulu sur des cas d’intimidation imputables aux milices.

Babloo Loitongbam, militant bien connu des droits humains dont la maison a été vandalisée en octobre 2023, a déclaré : « Ma maison a été attaquée après que j’ai parlé aux médias de la violence qui secoue le Manipur et du rôle d’Arambai Tenggol et de Meitei Lippun, ainsi que de l’incapacité du Premier ministre de l’État à endiguer ces violences – ce qui a agi comme un déclencheur pour la milice du Premier ministre. »

Alors que Babloo Loitongbam était au travail, 15 hommes armés sont entrés dans sa maison et ont commencé à la « saccager » tout en exigeant des excuses publiques. Il a expliqué : « La voiture de mon père a été détruite. Ma mère a été frappée. Elle a plus de 70 ans. Ils ont menacé, si je ne m’excusais pas, de revenir et de brûler ma maison. »

D’autres voix éminentes ayant critiqué les autorités ont aussi subi des actes d’intimidation similaires, notamment le musicien originaire du Manipur Akhu Chingangbam et l’ancienne policière Brinda Thounaojam.

En septembre 2023, la police du Manipur a déposé des procès-verbaux introductifs contre trois journalistes de l’équipe d’enquête de la Guilde des rédacteurs en chef de l’Inde sur les violences au Manipur. Ainsi qu’un autre procès-verbal contre Makepeace Sitlhou, journaliste indépendante et boursière du programme Fulbright, pour avoir publié des propos critiques à l’égard du gouvernement du BJP au pouvoir sur la plateforme de réseaux sociaux X (anciennement Twitter). Depuis, Makepeace Sitlhou s’est vue accorder la protection de la Cour suprême indienne contre toute arrestation ; elle a déclaré : « Les autorités ne veulent pas que vous racontiez des histoires qui contredisent leur récit. Je pense qu’elles peuvent porter [l’affaire contre moi] comme et quand cela sert leurs intérêts. »

Crise humanitaire : « Le gouvernement de l’État ne nous aide pas du tout. »

Amnistie internationale a mené des entretiens avec des professionnel·le·s de santé, des habitant·e·s, des organisations humanitaires et des journalistes dans des camps d’urgence situés dans l’État du Manipur, accueillant actuellement plus de 50 000 personnes déplacées. Ils ont ainsi dressé le portrait d’un État aux abonnés absents, malgré les allégations d’une « intervention en temps opportun » du gouvernement central et du gouvernement de l’État et la promesse du Premier ministre Narendra Modi, en avril 2024, d’un programme d’aide financière.

Kim Zou*, qui travaille pour Fieldnotes, une plateforme indépendante de médias numériques qui fait des reportages sur le terrain au Manipur, a déclaré : « L’État manque totalement à son devoir d’apporter l’aide nécessaire. En février 2024, le gouvernement a délibérément cessé de fournir du matériel de secours. Ceux qui se trouvaient au camp de secours de Lamka ont organisé une manifestation pour réclamer des produits de base. Des ONG, des églises et des organisations de la société civile se sont rassemblées pour venir en aide aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays. »

Selon un membre* d’une organisation de la société civile qui fournit une assistance humanitaire et des mesures de réadaptation, en raison des barrages routiers et du mauvais état des routes, il faut jusqu’à 15 heures à leur personnel pour atteindre les zones touchées, en particulier celles situées dans les zones montagneuses du Manipur, où vivent majoritairement des membres de la minorité kuki. « Tout le développement, les infrastructures et les institutions sont concentrés dans la vallée qui ne représente que 10 % du Manipur. Pour le reste, il est à déplorer que les initiatives du gouvernement central et de l’État ne se soient pas complètement concrétisées ».

En évoquant les restrictions supplémentaires auxquelles l’organisation est désormais confrontée pour percevoir des financements étrangers, un autre membre* a déclaré : « Nous n’avions jamais été confrontés à ce problème avant le début des violences. Le Bureau du renseignement (l’agence de sécurité intérieure et de contre-espionnage de l’Inde) nous a posé de drôles de questions : " Combien d’AK47 avez-vous acheté avec cet argent ? Combien de balles avez-vous acheté ? " Alors que nous avons présenté tous les documents requis, ils ont renvoyé l’argent. »

Amnistie internationale avait déjà relevé l’instrumentalisation par le gouvernement indien de la Loi relative aux contributions étrangères (réglementation), la principale loi indienne de réglementation des financements étrangers visant à étouffer les organisations indépendantes de la société civile.

Gangte*, militant pour le droit à la santé, a décrit la détérioration des conditions dans les camps humanitaires à Moreh : « Il ne reste plus de personnel au centre de soins de santé de base. Beaucoup de gens se portent volontaires, sans avoir aucune formation médicale. Nous survivons tout juste. Le gouvernement de l’État ne nous aide pas du tout. »

Après le début du conflit, la plupart des étudiants tribaux se sont installés en dehors de l’État ou ont fui dans les collines, tandis que les étudiants meiteis sont partis s’installer dans la vallée. En novembre 2023, l’administration de l’Université du Manipur a interdit de manière sélective aux étudiants en médecine kukis, déplacés, de passer leurs examens, ce qui les a amenés à manifester.

Au regard des informations qui font état du manque de mesures d’assistance et de réadaptation adéquates, notamment en matière de logement, d’équipements sanitaires, de nourriture, d’eau, de soins médicaux et d’accès à l’éducation, les initiatives des autorités s’agissant de respecter et de protéger les droits des personnes déplacées ne sont pas conformes aux normes inscrites dans les Principes directeurs des Nations Unies relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays.

Amnistie internationale appelle les autorités centrales indiennes et le gouvernement de l’État du Manipur à se coordonner entre elles et avec les groupes locaux pour répondre dûment à l’ampleur et à la gravité de la situation. Elles doivent veiller à ce que les produits de première nécessité soient accessibles à tous ceux qui ont dû fuir leur foyer par peur de la violence et favoriser les droits des personnes déplacées de retourner volontairement chez elles et de reconstruire leur vie, en garantissant une réinstallation en toute sécurité.

« Les autorités de l’État du Manipur et le gouvernement central en Inde sont tenus de défendre les droits fondamentaux et de protéger les individus et les groupes contre les violations de ces droits. Le gouvernement indien doit d’urgence mettre un terme aux violences et faire en sorte que les victimes, y compris les victimes de violences sexistes au Manipur, bénéficient d’un accès à la justice et de recours effectifs. Ils ne peuvent pas choisir de continuer de détourner le regard », a déclaré Aakar Patel.

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* Noms modifiés/masqués pour préserver l’anonymat.