Afghanistan. Trois années de régime taliban et d’inaction internationale laissent peu d’espoir à la communauté afghane
La communauté afghane se trouve depuis trois ans face à une impasse, sans résolution en vue, tandis que les autorités talibanes de facto commettent des violations des droits humains et des crimes au regard du droit international contre le peuple afghan, en particulier les femmes et les filles, en toute impunité, a déclaré Amnistie internationale jeudi 15 août.
À l’occasion d’une vaste consultation impliquant plus de 150 parties, dont des défenseur·e·s des droits humains, des universitaires, des manifestantes et des militantes, des jeunes, des représentant·e·s de la société civile et des journalistes afghans, Amnistie internationale a pris connaissance des frustrations de la communauté afghane face à la réponse de la communauté internationale, ainsi que de ses craintes et de ses suggestions pour l’avenir.
« Nous avons parlé avec un échantillon représentatif de la société afghane à travers le monde, et la grande majorité de ces personnes estiment que la communauté internationale a abandonné le peuple afghan. Non seulement elle n’a pas amené les talibans à rendre des comptes pour les crimes et violations des droits humains perpétrés, mais elle n’a pas non plus défini d’orientation stratégique pour prévenir tout préjudice supplémentaire », a déclaré Samira Hamidi, chargée d’action pour l’Asie du Sud à Amnistie internationale.
« Trois ans plus tard, l’absence totale de mesures concrètes pour faire face à la catastrophe sur le terrain des droits humains en Afghanistan est un motif de honte pour le monde. »
Ces consultations ont été menées auprès de personnes vivant dans 21 provinces d’Afghanistan, et de personnes en exil dans 10 pays du monde, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, la Belgique, l’Espagne, la Suisse, l’Italie, le Canada et le Pakistan.
Droits des femmes et des filles
Plus de 20 femmes défenseures des droits humains dans 21 provinces d’Afghanistan ont déclaré à Amnistie internationale qu’elles avaient perdu leur autonomie dans tous les aspects de leur vie. Les femmes avec lesquelles nous nous sommes entretenus étaient employées dans divers domaines, notamment le droit, la politique, le journalisme, l’éducation et le sport. Après trois ans sous le régime taliban, elles ont toutes évoqué le sentiment de n’être « personne », leurs opportunités d’emploi et de contribution économique ou culturelle étant limitées.
Razia, défenseure des droits des femmes de la province de Kunduz en Afghanistan, a déclaré : « On dit aux femmes qui ont perdu leur autonomie, leur emploi et leur statut économique qu’elles l’ont mérité, et que le retour des talibans est une étape positive pour faire taire ceux qui prêchaient l’adultère au nom des droits humains et des droits des femmes. »
Les talibans ont rejeté les allégations de persécution fondée sur le genre en affirmant qu’ils se conforment à la charia (loi islamique) et à la « culture afghane ». Tous les décrets et politiques restrictifs et répressifs prétendument introduits à titre temporaire depuis leur arrivée au pouvoir pour assurer la sécurité des personnes, en particulier des femmes et des filles, sont toujours en vigueur trois ans plus tard.
« On nous a dit que les talibans avaient changé. On nous a dit de ne pas gâcher les efforts de paix. On nous a dit que le monde nous défendrait. [Pourtant] aujourd’hui, nous sommes seules avec notre détresse », a déclaré Nazifa, enseignante dans la province de Mazar-e-Charif en Afghanistan.
Justice et obligation de rendre des comptes
Le système judiciaire officiel de l’Afghanistan s’est effondré après le retour au pouvoir des talibans et, en novembre 2022, le chef suprême des talibans a donné l’ordre de mettre pleinement la charia en œuvre en Afghanistan.
« Les talibans ont annoncé qu’il n’est pas nécessaire que des avocats participent aux procès. Ils ne croient pas aux systèmes de justice, mais s’appuient fortement sur leur interprétation de la charia, sous l’égide d'érudits religieux issus de madrasas (écoles islamiques) n’ayant reçu aucun enseignement juridique formel », a déclaré Ahmad Ahmadi, ancien avocat vivant désormais en exil en Europe.
Divers représentant·e·s de la société civile ont parlé du retour des châtiments corporels en Afghanistan, notamment la flagellation publique, les exécutions publiques, l’amputation de membres, la lapidation et d’autres formes de mauvais traitements et de torture qui portent atteinte au droit international. On continue à peu parler de l’absence de procès équitables ou d’accès à des recours juridiques.
Réduction de l’espace civique
L’Afghanistan a maintenant une société civile en déclin où les défenseur·e·s des droits humains, notamment les manifestantes, les organisations citoyennes, les journalistes et les militant·e·s politiques sont perçus comme des ennemis par les talibans. Ceux qui protestent sont victimes de disparitions forcées, de détentions arbitraires, d’emprisonnement, de torture et d’autres formes de mauvais traitements. Un grand nombre de personnes ont dû fuir le pays par craintes de représailles, laissant derrière elles leur famille et leur emploi. Des centaines d’entre elles restent bloquées en Iran, au Pakistan et en Turquie, où elles sont confrontées à des difficultés juridiques et financières et sont même exposées à des expulsions forcées.
La communauté afghane de défense des droits humains a déclaré qu’elle est confrontée à l’exclusion non seulement de la part des talibans, mais aussi de la communauté internationale. « Celles et ceux d’entre nous qui sont en Afghanistan ne sont pas invités aux discussions importantes car cela est considéré " trop risqué ". Celles et ceux qui sont en exil sont exclus car nous ne vivons pas en Afghanistan et ne sommes donc pas considérés comme " légitimes " », a déclaré Tabasoom Noori, une militante des droits des femmes vivant en exil aux États-Unis.
Soutien international
Les défenseur·e·s des droits humains qui ont parlé à Amnistie internationale ont estimé que la gravité de la crise des droits humains en Afghanistan est minimisée en partie par le discours et la propagande des talibans, selon lesquels l’Afghanistan est désormais « plus sûr » et doté d’une économie en pleine croissance, où les citoyen·ne·s bénéficient du respect et de la dignité conformément à la charia et à la culture du pays.
Les talibans ont en réalité instauré un climat de peur et de contrôle absolu. « Le même groupe qui se faisait exploser, tuant civil·e·s et forces de sécurité, n’utilise plus ces tactiques (car ils sont au pouvoir), alors bien sûr que [l’Afghanistan] va être en sécurité », a déclaré Zarifa, défenseure des droits humains vivant en exil aux États-Unis.
« Au bout de trois ans, l’exaspération de la communauté afghane est palpable. D’innombrables déclarations et réunions plus tard, le monde continue à se tordre les mains tandis que les talibans continuent à violer les droits humains et à réduire à néant 20 ans de travail acharné dans tous les domaines de la vie publique et privée.
« Il faut que tous les acteurs et actrices travaillant sur l’Afghanistan se coordonnent, trouvent des espaces de parole sûrs et créatifs pour débattre, et engagent des discussions afin de trouver des solutions efficaces à long terme. Cela peut également être rendu possible lorsqu’ils bénéficient de voies, de ressources et de compétences pour cela. La communauté internationale doit s’engager à soutenir ces mesures, à respecter la multitude de voix au sein de la population et à s'abstenir de nouer un dialogue dénué de principes avec les talibans qui ne ferait que nuire aux efforts collectifs. Il est temps d’agir de manière coordonnée », a déclaré Samira Hamidi.