Serbie. Un système numérique de protection sociale financé par la Banque mondiale aggrave la pauvreté, en particulier pour les Roms et les personnes handicapées
En Serbie, des populations touchées par la pauvreté et la marginalisation sombrent encore davantage dans l’indigence, à mesure qu’un système automatisé de prestations sociales, financé par la Banque mondiale, les prive d’aides, écrit Amnistie internationale dans un rapport publié lundi 4 décembre.
Ce rapport, intitulé Pris au piège de l’automatisation : Pauvreté et discrimination dans l’État-providence en Serbie (Trapped by Automation: Poverty and Discrimination in Serbia’s Welfare State), montre que de nombreuses personnes, en particulier des Roms et des personnes handicapées, ne sont pas en mesure de payer leurs factures ou de nourrir leur famille, et éprouvent des difficultés à joindre les deux bouts, après avoir été privées d’allocations après l’introduction du registre de la carte sociale.
« Le registre serbe relatif aux cartes sociales prouve ce que nous savions depuis longtemps : l’automatisation des systèmes d’aide sociale peut exacerber les inégalités, ancrer ou accentuer la discrimination et représenter un risque grave pour les droits humains », a déclaré Damini Satija, responsable du Laboratoire de la responsabilité algorithmique d’Amnesty Tech.
« Au lieu de rendre le versement des allocations plus équitable, cela a exclu des milliers de personnes, dont c’est la seule source de revenus, du programme de protection sociale et les a privées d’une assistance cruciale. Des groupes déjà marginalisés ont subi les conséquences les plus graves de la mise en place de ce système automatisé, qui a eu un impact disproportionné sur leur accès aux prestations. »
Des vies réduites à des points de données
Lancé en 2022 et visant à renforcer le système de protection sociale du pays, le registre relatif aux cartes sociales a introduit l’automatisation, notamment un système basé sur les données, dans le processus d’évaluation des critères d’octroi d’une aide sociale. Mais au lieu de rendre le système de protection sociale existant plus équitable, le registre des cartes sociales a eu l’effet inverse dans de nombreux cas. Au cours de l’année et demie écoulée depuis son introduction, certaines personnes vivant dans une pauvreté extrême ont perdu leurs allocations ou celles-ci ont été réduites, ce qui les a plongées dans une grave détresse financière et les a empêchées de répondre à leurs besoins les plus élémentaires.
Le registre des cartes sociales extrait des données, telles que le revenu, l’âge, la composition du foyer, l’état de santé, la situation professionnelle et d’autres informations, de bases de données gouvernementales préexistantes, afin d’établir un profil socio-économique des personnes qui font une demande d’aide sociale, et transmet les cas à examiner à des travailleurs sociaux, ce qui constitue un processus de décision semi-automatisé. L’exactitude des informations provenant de ces bases de données joue un rôle essentiel pour la garantie de l’équité des résultats des demandes et le maintien de l’aide sociale.
Les recherches effectuées par Amnistie internationale montrent cependant que ces données sont souvent de très mauvaise qualité, en particulier en ce qui concerne les personnes appartenant à des groupes marginalisés, dont les justificatifs et les dossiers dans les systèmes gouvernementaux ne sont souvent pas à jour, pour des raisons structurelles. L’utilisation de ces informations inexactes provenant de bases de données qui ne sont pas régulièrement mises à jour ou de données ne tenant pas compte des réalités de la situation économique complexe d’une personne, entraîne une probabilité accrue d’erreurs, privant alors des personnes de prestations auxquelles elles ont droit.
Deuxièmement, la semi-automatisation a réduit le rôle des travailleurs sociaux dans la vérification des données et des justificatifs des personnes ayant fait des demandes. Auparavant, les travailleurs sociaux effectuaient des visites sur le terrain et des entretiens pour appréhender les réalités complexes de la vie des personnes concernées, mais le registre relatif aux cartes sociales a réduit à des points de données souvent obsolètes les réalités économiques des personnes vivant de l’économie informelle et dont les circonstances varient énormément de l’une à l’autre.
Dans le rapport, Amnistie internationale fournit des informations sur le cas de Mirjana, qui n’a pas pu bénéficier de l’aide sociale après qu’une organisation locale de défense des droits humains l’a aidée à couvrir les frais relatifs aux funérailles de sa fille, morte soudainement en 2023.
Le don de 20 000 dinars serbes (environ 170 euros) versé par l’organisation sur le compte bancaire de Mirjana a été immédiatement signalé par le registre des cartes sociales comme un revenu qui l’excluait de l’aide sociale. Quasiment du jour au lendemain, Mirjana, qui survivait grâce à de modestes prestations sociales et vivait dans un lotissement de logements sociaux, a perdu ses aides.
À peine deux mois après la mort de sa fille, Mirjana s’est retrouvée à mener un combat administratif long et incertain pour rétablir les prestations qu’elle avait perdues.
« Le registre des cartes sociales est un outil imprécis et inadapté, dont la mise en œuvre ne fait pas grand cas de son impact. Les recherches d’Amnistie internationale ont montré que les systèmes d’automatisation centralisés destinés à évaluer la recevabilité des demandes peuvent concrétiser une approche déjà excluante de la distribution de l’aide sociale », a déclaré Damini Satija
Pris au piège d’un labyrinthe administratif
Amnistie internationale a constaté que la longueur et la complexité de la procédure d’appel pour les personnes privées d’aide sociale avaient parfois pour effet de les décourager de porter réclamation, entravant de fait leur droit de recours. Dans les cas où les données des bénéficiaires sont erronées ou obsolètes, il leur incombe de le prouver et de rectifier ces erreurs. Cela est souvent difficile, voire impossible, dans le délai de 15 jours fixé pour déposer un recours.
Ces personnes n’ont pas pu obtenir d’explication auprès de travailleurs sociaux sur les raisons pour lesquelles leur aide a été réduite ou supprimée, ce qui les force à s’engager dans un labyrinthe administratif et les oblige à solliciter des informations auprès de différents services gouvernementaux afin de déterminer l’origine des erreurs et de tenter de les corriger. Une fois qu’une personne ou une famille est exclue de l’aide sociale, elle doit attendre trois mois avant de pouvoir déposer une nouvelle demande d’aide, quelles que soient ses circonstances ou ses besoins financiers. Des personnes qui se trouvaient déjà dans des situations très difficiles sombrent alors dans le dénuement.
« Le registre des cartes sociales a aggravé les lacunes qui existaient déjà dans le système de sécurité sociale de la Serbie et a révélé les dangers très réels de l’introduction de l’automatisation en l’absence de protections contre les violations des droits humains. Faute d’une évaluation soigneuse, les systèmes d’automatisation basés sur les données peuvent facilement devenir des mécanismes d’exclusion, de ciblage et d’oppression », a déclaré Damini Satija.
La Banque mondiale a soutenu le développement du registre des cartes sociales en fournissant des conseils techniques et une assistance financière. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un programme plus large de la Banque mondiale visant à soutenir la création de registres de ce type dans le domaine de la protection sociale. L’institution financière a parrainé ou fait la promotion de bases de données similaires dans d’autres pays, notamment en Jordanie, au Liban, en Haïti, au Nigeria, au Maroc et en Angola, ainsi que dans des pays voisins, le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine, et des effets d’exclusion comparables ont également été constatés ailleurs.
« La Banque mondiale et les gouvernements - notamment en Serbie - doivent procéder à des évaluations solides des risques pour les droits humains, tant lors de la conception que de la mise en œuvre de ces programmes, et veiller à ce que l’élaboration du système élimine les menaces potentielles pour les droits humains. Surtout, s’il est impossible de prévenir les risques pour les droits humains, cela signifie que le système n’est pas adapté et ne devrait pas être mis en place », a déclaré Damini Satija.