Le Canada doit suspendre les ventes d’armes au Pérou et dénoncer le racisme meurtrier
Par Marina Navarro, France-Isabelle Langlois et Ketty Nivyabandi*
« Jhonatan aimait jouer au volleyball, il rêvait de devenir policier après ses études », raconte en quechua Katalina Arias, à propos de son fils de 18 ans.
Le rêve de Jhonatan ne deviendra jamais réalité.
Il a été tué par la police péruvienne, dans le cadre de la répression meurtrière contre les protestations populaires, déclenchées par l’éviction et l’arrestation de l’ex-président Pedro Castillo, après qu’il ait voulu dissoudre le Congrès, en décembre 2022. Une répression qui va jusqu’à des exécutions extrajudiciaires et le massacre de 18 personnes manifestantes dans une seule ville, en une seule journée.
Amnistie a mené une enquête dont le rapport, lancé cette semaine et intitulé Racisme létal : exécutions extrajudiciaires et recours illégal à la force par les forces de sécurité péruviennes, présente des constats très troublants. Nous avons constaté qu’au moins 49 personnes ont été tuées et 1 200 blessées alors que les forces policières et militaires péruviennes mettaient en place une stratégie délibérée de peur pour étouffer les manifestations. Incluant le recours à une force létale ciblée et généralisée, interdite en vertu du droit international des droits humains, dans le cadre de manifestations ou d’opérations relatives à l’ordre public, soit : des fusils d’assaut, des balles réelles, l’utilisation illégale et sans discernement de bombes lacrymogènes et d’armes à plombs ayant aussi causé la mort.
L’enquête d’Amnistie a permis d’identifier un biais raciste très marqué de la part des autorités. La police n’ayant ouvert le feu que dans des villes majoritairement autochtone, comme Andahuaylas, Chincheros, Ayacucho et Juliaca, ciblant des manifestants pacifiques, des passants, des personnes secourant les blessés, et des journalistes.
Jhonatan était en compagnie d’autres personnes sur une colline d’Andahuaylas, filmant avec leurs cellulaires les manifestations, quand ils ont vu les policiers tirer des gaz lacrymogènes sur une procession funéraire. Les enregistrements vidéo vérifiés par Amnistie montrent des tireurs d’élite de la police tirer d’un toit à proximité, touchant mortellement Jhonatan de même que Wilfredo Lizarme, 18 ans, aspirant étudiant à l’école de médecine.
Le mépris du gouvernement péruvien pour la vie et les droits des populations les plus marginalisées devrait sonner l’alarme pour tout pays ayant vendu ou prévoyant vendre des armes au Pérou. Dont le Canada, qui y a exporté 81,4 millions de dollars en biens et technologies militaires, entre 2014 et 2021 (données de 2022 non disponibles) : véhicules blindés légers, agents chimiques de lutte anti-émeutes et autres équipements.
De nouvelles manifestations sont prévues en juillet. On peut craindre que la répression soit encore plus meurtrière et que les armes vendues par le Canada soient utilisées. Empêcher d’autres morts et d’autres blessés s’avère de la plus haute importance.
Amnistie internationale demande au Canada de suspendre toute vente d’armes au Pérou, en vertu du Traité sur le commerce des armes (TCA), dont il est signataire. L’Espagne l’a fait, invoquant son soutien aux droits humains pour suspendre ses exportations d’armes et d’agents anti-émeutes au Pérou.
Lors d’une rencontre avec des représentants d’Affaires mondiales Canada et l’un des secrétaires parlementaires de la ministre des Affaires étrangères, Amnistie internationale s’est fait répondre qu’une éventuelle suspension de ventes d’armes au Pérou ne serait pas rendue publique.
Pourtant, en 2020, le Canada suspendait publiquement l’exportation d’armes à la Turquie, pour « protéger les populations civiles ». Les exportations vers le Belarus ont aussi été suspendus en 2020, sur la base de préoccupations quant à la répression et la violence soutenues par l’État à l’encontre des manifestations publiques dans le pays.
Il ne devrait pas y avoir de double standard quand des vies sont en jeu. Les intérêts économiques du Canada ne devraient pas empêcher une position ferme relativement aux droits humains.
Le Pérou est le deuxième plus grand partenaire commercial bilatéral du Canada en Amérique centrale et du sud, et le Canada est l’un des plus grands investisseurs étrangers du secteur minier péruvien. En 2021, les compagnies canadiennes ont investi des milliards de dollars pour la construction, l’exploration, et les opérations minières des dix plus grandes mines en production.
Le commerce ne doit pas éclipser les droits humains. Nous comptons sur le Canada pour respecter ses obligations légales internationales en suspendant les exportations d’armes au Pérou, et en livrant un message sans équivoque : le Pérou doit mettre fin à la répression raciste meurtrière et mettre fin au recours à des armes inappropriées ou interdites pour contrôler les manifestations.
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* Les autrices sont respectivement directrice générale d’Amnistie internationale Pérou, directrice générale d’Amnistie internationale Canada francophone et secrétaire générale Amnistie internationale Canada anglophone.