Liban. Les forces de sécurité n’ont pas rendu de comptes pour les actions répressives visant des manifestant·e·s depuis 2019
Aucun responsable de l’application des lois n'a encore été poursuivi au Liban pour le recours illégal et excessif à la force envers des manifestant·e·s lors d’actions de protestation contre le gouvernement depuis 2019, a déclaré Amnistie internationale mardi 14 mars, alors que l’organisation publie un nouveau rapport avec la Fondation de recherche Omega.
Ce rapport, intitulé « Mon oeil a explosé », explique que les forces de l’ordre de nombreux pays du monde emploient des projectiles à impact cinétique, tels que des balles en caoutchouc, de manière imprudente ou à titre punitif, dans le cadre d'un usage injustifié ou disproportionné de la force. Il passe également en revue d’autres types de projectiles, tels que les balles métalliques, qui ne sont pas conçues pour les opérations de maintien de l’ordre, sont particulièrement dangereuses et doivent absolument être interdites dans ces contextes. Il dénonce aussi le recours illégal à des grenades lacrymogènes en tant que projectiles tirés directement sur des personnes. Le rapport recommande la création d’un nouveau traité contre le commerce des instruments de torture, qui comblerait d’importantes lacunes réglementaires en introduisant des mesures internationales juridiquement contraignantes d’interdiction et de contrôle du commerce des équipements des forces de l’ordre employés pour commettre des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements.
Depuis octobre 2019 au Liban, Amnistie internationale a pu constater que les forces de sécurité et la police anti-émeutes ont tiré des balles réelles, des grenades lacrymogènes, des projectiles métalliques et des balles en caoutchouc à bout portant en direction de manifestant·e·s largement pacifiques, causant au moins trois morts et blessant des centaines de personnes.
« Dans le cadre de mesures de répression contre des manifestations largement pacifiques, les forces libanaises de sécurité ont tiré des balles réelles, des balles en caoutchouc, des projectiles métalliques et des grenades lacrymogènes sur la foule sans discrimination, souvent à hauteur du torse et à bout portant, et ont roué des manifestant·e·s de coups. Ces agissements, qui ont laissé des dizaines de personnes avec des séquelles à vie, montrent que les forces de sécurité avaient l’intention de blesser des manifestant·e·s et de dissuader d’autres personnes de protester », a déclaré Aya Majzoub, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnistie internationale.
« Il est honteux qu’il n’y ait pas eu d’enquête digne de ce nom sur l’utilisation illégale de la force par les forces libanaises de sécurité. Des responsables judiciaires ont fait fi des plaintes déposées par des manifestant·e·s, et n’ont pas poursuivi le moindre agent de la force publique pour ces faits, renforçant le message qu’ils peuvent agir en toute impunité. Le gouvernement libanais doit imposer des restrictions à l’emploi de certains projectiles à impact cinétique par les organes responsables de l’application des lois, notamment une interdiction complète de leur utilisation généralisée dans le cadre du contrôle des foules. »
Séquelles à vie causées par des projectiles à impact cinétique
Amnistie internationale a recensé plusieurs cas dans lesquels les forces de sécurité ont tiré des balles en caoutchouc au hasard sur des foules de manifestant·e·s, souvent à bout portant. Elles ont délibérément visé la tête et la poitrine, causant des lésions permanentes aux yeux, au visage, au cou, à la poitrine et sur le haut des bras.
Fin 2019, au moins 15 plaintes ont été déposées au nom de manifestant·e·s par un collectif d’avocats, en vertu de la loi contre la torture, de la loi de 2018 relative aux personnes disparues, et de l’article 329 du Code pénal libanais, qui interdit d’entraver l’exercice des droits civils. Les avocats ont décrit des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements survenus pendant les manifestations, ainsi que durant des arrestations, des trajets vers le centre de détention et des interrogatoires. Selon au moins une plainte, un manifestant a été touché par une balle en caoutchouc et a perdu l'œil gauche durant une action de protestation ayant eu lieu le 8 août 2020. Aucune de ces affaires n’a donné lieu à une enquête, et les victimes de violations n’ont pas reçu de réparations adaptées pour leurs blessures physiques et psychologiques.
En 2019 et 2020, Amnistie internationale a recueilli les propos de plus de 10 manifestant·e·s ayant été blessés lorsque les forces de sécurité ont tiré des projectiles à impact cinétique directement sur la foule, notamment deux personnes grièvement blessées à l'œil.
Omar a expliqué à Amnistie internationale qu’il présente une lésion oculaire permanente après avoir été heurté à la tête par une grenade lacrymogène tirée dans sa direction par les forces de sécurité durant une manifestation dans le centre de Beyrouth, le 8 août 2020. Les autorités libanaises ne lui ont accordé aucune réparation, ni proposé de soins médicaux.
Hussein, qui a partiellement perdu la vue le 8 août 2020 après avoir été touché par une balle en caoutchouc lorsque les forces de sécurité avaient tiré des balles en caoutchouc et des grenades lacrymogènes à bout portant en direction de la foule, a bénéficié de soins médicaux aux frais du ministère de la Santé. Il n’a cependant pas reçu de soutien de la part du gouvernement pour les interventions chirurgicales ayant suivi, ni de réparations pour les blessures qu’il a subies.
Des armes de fabrication française
Les armes et équipements français identifiés par Amnistie internationale sur les vidéos incluaient des lanceurs montés sur véhicule (Land Cougar 12 d’Alsetex), des grenades de gaz lacrymogènes (MP7 de Nobel Sport Sécurité, CM4 et CM6 d’Alsetex), des balles en caoutchouc (cartouches SAPL Gomm-Cogne), des lance-grenades (Chouka et Cougar d’Alsetex) et des véhicules blindés de transport de troupe Arquus Sherpa.
Les exportateurs d’armes, notamment la France : doivent interdire les transferts d’équipements à létalité réduite destinés au maintien de l’ordre lorsqu’il existe un risque manifeste que ceux-ci puissent être employés par les utilisateurs finaux pour perpétrer des violations des droits humains ; et interdire la production et le commerce des types de projectiles à impact cinétique qui sont intrinsèquement abusifs et ne peuvent être utilisés d’une manière qui soit conforme au droit international relatif aux droits humains et aux normes associées.
« Les procédures laxistes de contrôle des exportations de la France ont permis que ces équipements soient utilisés par des forces de sécurité qui commettent de graves violations en toute impunité. Il est temps pour la France d’assumer une part de responsabilité pour avoir rendu ces violations possibles, et notamment de mettre fin à la production des types de projectiles à impact cinétique qui sont intrinsèquement abusifs, et de bloquer les ventes dans les situations où il existe un risque manifeste que ces armes soient utilisées pour commettre des atteintes aux droits », a déclaré Aya Majzoub. Complément d’information
Le rapport intitulé « Mon œil a explosé » : l’utilisation abusive des projectiles à impact cinétique dans le monde est issu de recherches menées dans plus de 30 pays ces cinq dernières années. Il révèle que des milliers de manifestant·e·s et de passant·e·s ont été mutilés et des dizaines d’autres tués à la suite de l’utilisation inconsidérée et disproportionnée d’armes de maintien de l’ordre à létalité réduite, notamment certains projectiles à impact cinétique, des chevrotines recouvertes de caoutchouc et des grenades lacrymogènes ayant directement visé des manifestant·e·s.
Amnistie internationale et la Fondation de recherche Omega font partie des 30 organisations réclamant un traité contre le commerce des instruments de torture. Cet accord interdirait la fabrication et le commerce de certains projectiles à impact cinétique et d’autres armes de maintien de l’ordre, et instaurerait des procédures de contrôle fondés sur les droits humains pour la fourniture d’autres équipements de maintien de l’ordre, comme les balles en caoutchouc et en plastique.