Inde. Il faut cesser d’instrumentaliser les lois et règlementations antiterroristes
L’examen du Groupe d’action financière (GAFI) doit se pencher sur la répression visant la dissidence
L’organisation mondiale en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, le Groupe d’action financière (GAFI), doit appeler le gouvernement indien à cesser de poursuivre, intimider et harceler les défenseur·e·s des droits humains, les militant·e·s et les organisations à but non lucratif dans le pays sous prétexte de lutter contre le financement du terrorisme, ont déclaré le 3 novembre 2023 Amnistie Internationale, Charity and Security Network et Human Rights Watch. Les membres du GAFI démarrent le quatrième examen périodique du bilan de l’Inde concernant la lutte contre le financement illicite le 6 novembre.
Les autorités indiennes exploitent les recommandations du GAFI qui visent à empêcher le financement du terrorisme dans le cadre d’une campagne coordonnée pour restreindre l’espace civique et étouffer les libertés d’expression, d’association et de réunion pacifique. Les lois draconiennes introduites ou adaptées à cette fin incluent la Loi relative aux contributions étrangères (règlement), la Loi relative à la prévention des activités illégales (UAPA) et la Loi relative à la prévention du blanchiment d’argent (PMLA). Leurs actions bafouent les normes du GAFI et le droit international relatif aux droits humains, font savoir les organisations.
« Les autorités indiennes instrumentalisent les lois afin de réprimer le travail en faveur des droits humains mené par des défenseur·e·s, des militant·e·s et des organisations à but non lucratif dans le pays, a déclaré Aakar Patel, président du conseil exécutif d’Amnistie Internationale Inde. Elles utilisent des accusations infondées de financement étranger et de terrorisme pour cibler, intimider, harceler et faire taire les détracteurs, en violation flagrante des normes du GAFI. »
Le GAFI, que l’Inde a rejoint en 2010, regroupe 40 membres et s’attache à combattre le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et d’autres menaces à l’intégrité du système financier mondial. Il fait avancer son action par le biais d’un ensemble de recommandations – comprenant 40 normes internationales – afin de guider les autorités nationales dans la mise en œuvre de ces objectifs par le biais « de mesures juridiques, réglementaires et opérationnelles ».
Les normes du Groupe de travail, particulièrement la Recommandation n° 8, requièrent l’examen des organismes à but non lucratif qui sont identifiés, selon une analyse soigneuse et ciblée « basée sur les risques » de facteurs tels que leur vulnérabilité à une exploitation à des fins de financement d’activités liées au terrorisme. En octobre 2023, il a de nouveau révisé ses recommandations ne laissant « pas de place pour la mise en œuvre de mesures qui ne sont pas proportionnées aux risques évalués de financement d’activités terroristes et sont par conséquent excessivement fastidieuses ou restrictives pour les organisations qui œuvrent dans le secteur du non lucratif. »
Au cours du troisième examen réalisé par le GAFI, en 2010, le gouvernement indien lui-même a reconnu que le risque que représente ce secteur est « faible ». Cependant, depuis l’arrivée au pouvoir du Parti du peuple indien Bharatiya Janata (BJP) en 2014, les autorités ont invoqué des dispositions très générales du droit national pour réduire au silence les détracteurs et les empêcher d’agir, notamment en annulant leurs licences permettant d’avoir accès à des fonds étrangers et en les poursuivant en vertu de la législation antiterroriste et des réglementations financières.
La Loi relative aux contributions étrangères, promulguée pour la première fois en 1976, visait à prévenir et réglementer l’ingérence étrangère dans la politique indienne. Cependant, en 2010, le gouvernement a réorienté la législation en se concentrant sur les organisations à but non lucratif, tout en assouplissant la surveillance des financements étrangers des partis politiques.
Au cours des 10 dernières années, il a eu recours à cette loi pour annuler les licences de plus de 20 600 organisations à but non lucratif, dont 6 000 en 2022, bloquant leur accès au financement étranger. En juillet 2022, le ministère des Affaires intérieures a supprimé la liste des organisations à but non lucratif dont les licences avaient été annulées sans aucune explication et a cessé de publier ces données.
Le gouvernement indien cible particulièrement les organisations de défense des droits humains et les militant·e·s qui œuvrent à protéger les droits des populations les plus marginalisées d’un point de vue social et économique. D’après les médias, en 2023, le ministère des Affaires intérieures a révoqué les autorisations délivrées aux termes de cette loi du Centre for Policy Research, groupe de recherche de premier plan, et du Centre for Equity Studies, association pour la justice sociale.
Par ailleurs, les autorités indiennes recourent fréquemment à la Loi relative à la prévention des activités illégales, la principale loi antiterroriste en Inde, dans le but de procéder à l’arrestation arbitraire et à la détention de défenseur·e·s des droits humains et de militant·e·s. Cette loi a été adoptée en tant que réforme de la draconienne Loi relative à la prévention du terrorisme en 2004, mais le gouvernement l’a modifiée en 2008, 2012 et 2019 en vue d’y inclure de nombreuses dispositions problématiques de la Loi relative à la prévention du terrorisme. Il s’agit notamment de la définition très large d’un « acte terroriste », du renversement de la présomption d’innocence et des dispositions relatives à la détention prolongée sans jugement ni inculpation.
Pour satisfaire aux conditions d’adhésion au GAFI, l’Inde a modifié la Loi relative à la prévention des activités illégales en 2012 afin d’y inclure les menaces à la sécurité économique et d’étendre la définition d’une « personne » susceptible d’être inculpée en vertu de cette loi aux organisations internationales et intergouvernementales. Du fait de la modification apportée par l’Inde en 2019, la loi s’applique aux organisations et aux groupes, mais aussi aux individus.
Les dispositions relatives au financement de la lutte contre le terrorisme de la Loi relative à la prévention des activités illégales ont été utilisées à mauvais escient contre plusieurs étudiant·e·s militants qui ont organisé des manifestations contre la Loi portant modification de la loi relative à la citoyenneté. Le gouvernement les a accusés d’avoir « orchestré » les émeutes de février 2020 à Delhi, qui ont fait au moins 53 morts, en grande partie des musulmans, et a engagé des poursuites contre 16 militant·e·s des droits humains, dont huit sont toujours détenus sans jugement dans l’affaire Bhima Koregaon, depuis 2018.
Le financement de la lutte contre le terrorisme et d’autres dispositions ont également servi de prétexte pour détenir Khurram Parvez, militant cachemiri des droits humains qui est le coordinateur des programmes de la JKCCS (Coalition de la société civile de l’État de Jammu-et-Cachemire), et Irfan Mehraj, un journaliste associé à la coalition.
Malgré le recours accru à la Loi relative à la prévention des activités illégales, seuls 2,2 % des cas enregistrés en vertu de cette loi entre 2016 et 2019 ont abouti à une condamnation judiciaire. La police a classé près de 11 % des affaires pour manque de preuves, tandis que les autres demeurent en instance. Le retard au niveau des inculpations et plusieurs acquittements montrent que le gouvernement se sert de la loi antiterroriste pour maintenir les détracteurs derrière les barreaux pendant des années et instrumentaliser la procédure judiciaire pour les persécuter et les sanctionner.
Le gouvernement indien a également promulgué la Loi de 2002 relative à la prévention du blanchiment d’argent afin de satisfaire aux conditions d’adhésion fixées par le GAFI. Ces dernières années, il a eu recours à cette loi pour attaquer, intimider et harceler des défenseur·e·s des droits humains, des militant·e·s et des organisations à but non lucratif en complétant les accusations portées au titre de la Loi relative aux contributions étrangères, en saisissant leurs biens et en les soumettant à des conditions de libération sous caution très strictes. Amnistie Internationale Inde a fait l’objet d’une action au titre de la Loi relative à la prévention du blanchiment d’argent : ses comptes bancaires ont été gelés en septembre 2020, ce qui a mis son travail en suspens pendant les trois dernières années, sans les fonds nécessaires pour assurer une assistance juridique efficace.
« Ensemble, ces trois lois indiennes forment un arsenal dangereux qui a un effet paralysant sur la société civile et les défenseur·e·s des droits humains, a déclaré Meenakshi Ganguly, directrice adjointe pour l’Asie à Human Rights Watch. Le GAFI ne doit pas permettre au gouvernement indien d’exploiter ses recommandations à des fins politiques – dans le but d’étouffer toutes les formes de dissidence. »