• 22 nov 2023
  • Guatemala
  • Article d'opinion

La chasse est ouverte contre les acteurs et actrices de la justice au Guatemala

Par Adeline Neau et Josefina Salomon*

L’avocate guatémaltèque Flor de María Gálvez Álvarez a encore du mal à se considérer comme une réfugiée.

Plus de dix ans après avoir rejoint la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), dissoute depuis lors, elle a à peine eu le temps de téléphoner brièvement à ses parents avant de fuir son pays en mars 2022.

Au cours des mois précédents, la campagne de harcèlement et de menaces à l’égard d’avocat·e·s luttant contre l’impunité a augmenté de manière exponentielle. L’emprisonnement de plusieurs de ses collègues sur la base d’accusations infondées a été la menace de trop.

« J’ai eu peur, très peur, notamment pour ma famille », explique Flor. « Je pense que c’est le but du gouvernement, que nous nous taisions. »

Elle a à peine eu le temps de faire une valise, de prendre son chien et de partir. Sa situation et celle de sa famille, restée au Guatemala, reste si vulnérable qu’elle préfère ne pas révéler le pays où elle vit désormais.

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La CICIG a été l’un des projets judiciaires les plus ambitieux de l’histoire du Guatemala, et probablement de l’Amérique latine. Afin de remédier aux défaillances historiques du système judiciaire du pays, les Nations unies ont signé un accord avec les autorités guatémaltèques dans le but de créer un organisme indépendant qui travaillerait aux côtés du personnel local du ministère public et du bureau spécial du parquet contre l’impunité (la Fiscalía Especial contra la Impunidad, FECI), instance alors toute nouvelle. Ce projet avait du sens. Les expert·e·s de la CICIG fourniraient du personnel et des formations afin d’améliorer les capacités d’enquête du pays.

Le plan a fonctionné. Au cours des 12 années de fonctionnement du projet, entre 2007 et 2019, la CIGIC et la FECI ont collaboré dans le cadre d’enquêtes portant sur des dizaines de réseaux et de structures criminels, dans le but de les démanteler, et se sont aussi penchées sur leurs liens avec des représentant·e·s de l’État, ce qui a débouché sur 400 condamnations.

L’affaire la plus emblématique est celle dite de « La Línea », dans laquelle l’ancien président Otto Pérez Molina et la vice-présidente Roxana Baldetti ont fait l’objet d’une enquête. Otto Pérez Molina a finalement démissionné de la présidence en septembre 2015 et a ensuite été arrêté et poursuivi pour des faits de corruption.

C’est l’espoir du triomphe de la justice et de l’éradication de la corruption qui a incité Flor à rejoindre la Commission. C’est là qu’elle a rencontré la procureure Virginia Laparra.

Dès sa création, la Commission a été publiquement attaquée par des campagnes de dénigrement, de diffamation et des menaces à l’égard de ses fonctionnaires.

Finalement, en 2019, le gouvernement de Jimmy Morales a décidé de ne pas renouveler son mandat, ce qui a mis fin au projet. Ce faisant, le gouvernement a ouvert la voie à un processus systématique de fermeture de l’espace civil, à mesure que le ministère public classait les affaires de corruption à grande échelle, et même les principaux médias du pays ont été pris pour cible.

En 2022, 3 754 agressions ont eu lieu contre des défenseur·e·s des droits humains et au moins 73 acteurs et actrices de la justice, journalistes et militant·e·s ont dû s’exiler, selon les données de l’Unité guatémaltèque pour la protection des défenseurs des droits de l’homme (UDEFEGUA).

Dans de nombreux cas, ces attaques ont donné lieu à des procédures judiciaires infondées, à des détentions arbitraires et dans d’autres, comme dans le cas de Flor et de dizaines d’autres personnes, à un exil forcé.

On estime qu’au moins 43 procureur·e·s, juges, défenseur·e·s des droits humains et journalistes ont été contraints de fuir le Guatemala depuis 2018, et la plupart d’entre eux continuent de lutter pour la justice depuis l’exil.

Le climat de corruption et d’impunité a imprégné tous les aspects de la réalité quotidienne du pays, y compris la politique. Le parti Semilla, auquel appartient le président élu Bernardo Arévalo, qui doit prendre ses fonctions le 14 janvier, est l’un des nombreux acteurs du processus électoral qui ont été visés par le ministère public, tout comme le Tribunal suprême électoral. En réaction, depuis le mois d’octobre, des milliers de personnes sont descendues dans la rue dans tout le pays pour exiger la démission de la procureure générale et responsable du ministère public, Consuelo Porras, accusée de s’être livrée à ce harcèlement pénal afin d’empêcher Bernardo Arévalo et les député·e·s de son parti de prendre leurs fonctions. Conséquence de ces poursuites pénales, le parti Semilla a été suspendu le 2 novembre.

Mort civile

Pour celles et ceux qui sont restés, les choses sont allées de mal en pis. La plupart des fonctionnaires ayant dénoncé la corruption ont été démis de leurs fonctions, suspendus ou emprisonnés — condamnés à ce que l’on appelle une « mort civile », dans laquelle ils sont privés de toute possibilité de participer véritablement à la vie de la société ou de subvenir aux besoins de leur famille.

L’ancienne procureure Virginia Laparra est l’une de ces personnes. Le 23 février 2022, elle a été arrêtée dans la ville de Quetzaltenango, où elle dirigeait la FECI. Le 16 décembre 2022, un tribunal de la ville de Guatemala l’a condamnée à quatre ans de prison pour « abus de pouvoir » après qu’elle a engagé une procédure disciplinaire contre le juge Lesther Castellanos. Flor de María Gálvez Álvarez, qui travaillait à la CICIG à l’époque, avait également dénoncé les agissements de ce juge auprès des instances disciplinaires, après qu’il a divulgué des informations sur une affaire à des tiers.

Amnistie internationale a déclaré que Virginia Laparra était une prisonnière d’opinion, concluant que la procédure était entachée d’irrégularités et qu’il n’existait aucune preuve tangible permettant de la condamner. Les autorités ont mis des jours à recueillir sa première déclaration, ont invoqué des motifs arbitraires pour la maintenir en détention provisoire et une partie du procès s’est déroulée sous le sceau de la confidentialité, sans que la presse ne puisse y assister, ce qui porte atteinte au droit de Virginia Laparra à un procès transparent. Elle est visée par un autre procès, également initié par le juge Castellanos, qui pourrait lui valoir jusqu’à huit années de prison supplémentaires.

Parallèlement, le juge Castellanos, que Virginia Laparra avait accusé, a décroché une promotion, puisqu’il a été nommé président du Mécanisme national pour la prévention de la torture.

Virginia Laparra est actuellement détenue dans la caserne militaire de Matamoros, loin de ses deux filles, qui vivent à plus de 200 kilomètres, et s’est plainte de ne pas recevoir de soins adéquats, compte tenu de son état de santé, qui s’est détérioré au cours des derniers mois.

Les autorités ne se sont pas arrêtées à Virginia Laparra. Son cas est devenu très représentatif de cet environnement chargé de menaces.

Toutes les personnes qui, comme elle ou Flor, osent dénoncer l’impunité et la corruption du système judiciaire, se retrouvent en ligne de mire.

Claudia González Orellana, avocate pénaliste et défenseure des droits humains, en est une autre. Elle a travaillé à la CICIG, où elle a soutenu des enquêtes sur des cas très médiatisés comme celui de la magistrate Blanca Stalling, qui a été démise de ses fonctions et jugée pour avoir exercé des pressions sur le juge Carlos Ruano, aujourd’hui en exil par crainte de représailles. Blanca Stalling, qui a été réintégrée dans ses fonctions de magistrate en septembre 2022, a dénoncé tous ceux et celles qui ont travaillé sur le dossier la visant, notamment Claudia González Orellana.

Depuis le démantèlement de la CICIG, Claudia González Orellana a assuré la défense devant les tribunaux de personnes victimes de harcèlement, dont l’ancien chef de la FECI, Juan Francisco Sandoval, qui vit aujourd’hui en exil. Pendant plusieurs mois, elle a également été l’avocate de Virginia Laparra. La tâche n’est pas aisée.

« Nous sommes surveillé·e·s […] où que nous allions, ils nous prennent en photo et nous nous en rendons compte parce qu’ils diffusent ensuite les clichés sur les réseaux, et on entend lors des audiences des commentaires comme “nous allons te dénoncer ou nous savons déjà (telle ou telle chose)”, il y a des commentaires très subtils où on se dit : personne d’autre n’est au courant de ça », explique Claudia González Orellana.

« Ils ont déjà établi qu’en menaçant les avocat·e·s de la défense, ils parviennent à faire accepter les accusations. C’est donc une chose supplémentaire qu’ils imposent souvent lors des audiences », a-t-elle ajouté. Il y a aussi la discrimination dont elles sont victimes parce qu’elles sont des femmes, qui se traduit par des attaques constantes.

Quatre jours après notre dernier entretien sur l’action en faveur de la libération de Virginia Laparra, le 28 août, Claudia González Orellana a été appréhendée sur la base d’un mandat d’arrêt qui ne précisait pas les charges retenues. Elle passe depuis lors 23 heures par jour enfermée dans une cellule de la prison Mariscal Zavala.

Un pays figé

Dans un contexte de forte criminalisation, où le pouvoir judiciaire utilise tous les outils à sa disposition pour sanctionner celles et ceux qui pensent différemment, la peur se répand comme une traînée de poudre. Pour être prêt·e·s à défendre les personnes poursuivies pour leur travail, il faut un courage extraordinaire.

Mais de nombreux avocat·e·s ont du courage à revendre, comme Wendy Geraldina López, avocate autochtone faisant partie de l’équipe de défense de Virginia Laparra depuis son arrestation, et qui est la seule membre de l’équipe initiale à ne pas être en détention.

Wendy œuvre depuis des années en faveur des droits fondamentaux des peuples autochtones. En 2021, elle s’est adressée à la FECI pour lui demander de l’aide. Lorsqu’elle et ses collègues n’ont pas pu rencontrer le directeur de cette institution, Juan Francisco Sandoval, parce qu’il était en exil, ils ont commencé à s’alarmer.

« Je ne connaissais pas Virginia, mais lorsqu’elle a été arrêtée, j’ai immédiatement dit : ça va être de pire en pire. Puis j’ai reçu un appel téléphonique et ils m’ont dit qu’ils avaient besoin d’un avocat, qu’ils avaient demandé à d’autres personnes, mais qu’elles ne voulaient pas prendre l’affaire », a-t-elle expliqué.

Comme pour Flor et Claudia, la procédure a été semée d’embûches pour Wendy. Outre le harcèlement et la misogynie auxquels ces trois avocates ont été confrontées, il y a eu des exemples de racisme et de discrimination au sein des tribunaux parce qu’elle est autochtone. « J’ai pitié de vous, j’ai honte pour vous », lui disent les procureur·e·s, sans que la juge ne prenne aucune mesure. Elle a également signalé une surveillance téléphonique qui l’oblige à adopter d’innombrables mesures de sécurité qui ajoutent stress et anxiété.

Le harcèlement est tel qu’elle craint d’être placée en détention, comme Claudia González Orellana. D’ailleurs, la juge qui s’occupe du dossier de Virginia Laparra a ouvert une procédure pénale contre elle, ainsi qu’une procédure disciplinaire devant l’ordre des avocats.

« Il n’y a jamais eu de pire moment pour la défense des droits des acteurs et actrices de la justice, il n’y a aucune garantie d’une procédure régulière. Nous n’avons aucune sécurité sur le plan juridique, nous voyons que le système tout entier est coopté », déclare Wendy.

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Virginia, Claudia, Flor et Wendy jouent avec le feu — et elles le savent — mais leur engagement l’emporte sur la peur. Elles disent qu’il faut bien que quelqu’un le fasse, que l’état de droit au Guatemala est en jeu.

« Ils ont réussi à me faire quitter le pays », dit Flor. « Mais ils n’ont pas réussi à me faire taire. Je ne veux pas me taire. Je sais que les choses ne changeront peut-être pas, mais je veux au moins attirer l’attention sur ce qui se passe. À un moment donné, il faut que ça bouge. »

Avant d’être arrêtée, Claudia avait déjà alerté contre les dangers d’un système judiciaire coopté par les autorités en place.

« Personnellement, je pense qu’il faut repartir de zéro. En 1994, lorsque le Code de procédure pénale a été introduit, nous avons recommencé depuis zéro. Ici, c’est beaucoup plus difficile parce que nous travaillons sur notre propre défense. Mais nous devons continuer, nous ne pouvons pas les abandonner. C’est ce qui me motive. Même si nous sommes conscients que nous pouvons vivre la même chose », a expliqué Claudia.

« Nous gardons l’espoir qu’il y a une lumière au bout du tunnel », dit-elle, et c’est ce qui maintient la flamme allumée.

*Adeline Neau est chercheuse à Amnistie internationale. Josefina Salomon est journaliste indépendante.