Égypte. Il ne faut pas laisser les services de sécurité se prononcer sur la remise en liberté d’opposant·e·s emprisonnés
Le sort de milliers d’hommes et de femmes victimes de détentions arbitraires ne doit pas être déterminé par les services égyptiens de sécurité, en particulier l’Agence de sécurité nationale et les Renseignements généraux, a déclaré Amnistie internationale mardi 31 mai, après la libération de quatre prisonniers détenus pour des motifs politiques, sur la base de recommandations émanant de la Commission des grâces présidentielles, rétablie récemment.
Ces derniers jours, le parquet égyptien a ordonné la libération d’Abdelrahman Tarek (connu sous le nom de Moka), de Kholoud Saeed et de neuf autres personnes, qui avaient été placées en détention arbitraire dès 2018, à la suite d’une déclaration de la Commission des grâces présidentielles plus tôt ce mois-ci, selon laquelle une liste de plus de « 1 000 prisonniers politiques » a été soumise aux agences de sécurité pour examen.
« Nous nous réjouissons de la libération attendue de longue date de personnes détenues uniquement pour avoir exercé leurs droits fondamentaux - et de la promesse de libérations supplémentaires. Des milliers d’opposant·e·s et de personnes ayant critiqué les autorités continuent toutefois à languir dans les prisons égyptiennes, tandis que les arrestations et l’ouverture de poursuites continuent sans relâche », a déclaré Amna Guellali, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnistie internationale.
« Des engagements précédents à libérer des personnes incarcérées pour des motifs politiques n’ont pas constitué grand chose de plus que des tentatives hypocrites de détourner l’attention internationale du bilan effroyable de l’Egypte en matière de droits humains. Si elles souhaitent prouver leur sérieux, les autorités égyptiennes doivent libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exercé leurs droits fondamentaux, notamment des figures politiques, des journalistes, des avocat·e·s et des défenseur·e·s des droits humains. »
Amnistie internationale demande aux autorités d’adopter une démarche fondée sur les droits et de mettre un terme aux détentions arbitraires de masse, conformément à leurs obligations en vertu du droit international relatif aux droits humains et aux demandes des groupes indépendants égyptiens de défense des droits humains.
Exclus des grâces
Le 5 mai, après la réactivation de la Commission des grâces présidentielles par le président Abdel Fattah al Sisi, huit organisations non gouvernementales de défense des droits humains ont demandé aux autorités de préciser publiquement les critères et les délais de l’examen des dossiers de prisonniers.
Ces groupes ont exprimé leurs craintes que les prisonniers/prisonnières d’opinion et les autres personnes détenues pour des raisons politiques puissent être exclues sur la base de motifs discriminatoires, tandis que des services de sécurité contrôlent la prise de décision concernant les libérations.
En effet, plusieurs membres de la Commission ont annoncé qu’ils n’envisageraient pas de libérer de membres incarcérés des Frères musulmans. Plusieurs personnes ayant demandé à la Commission de réexaminer le placement en détention d’un proche ont dit à Amnistie internationale que deux membres de la Commission ont exigé de prendre connaissance des éléments attestant que les détenus ne faisaient pas partie des Frères musulmans.
Dans une déclaration diffusée le 9 mai, Tarek al Kholi, membre de la Commission des grâces présidentielles et député, a déclaré que les « membres de groupes terroristes » ou les personnes impliquées dans des faits de violence ne pourraient pas bénéficier d’une grâce. Ces propos sont très alarmants, si l’on considère que des milliers de personnes sont maintenues en détention provisoire de manière prolongée en Égypte après avoir fait l’objet d’accusations infondées d’« appartenance à un groupe terroriste ». Figurent parmi ces personnes Youssef Mansour, un avocat spécialisé dans la défense des droits humains, arbitrairement maintenu en détention depuis le 24 mars 2022 dans l’attente des résultats d’enquêtes sur son « appartenance à un groupe terroriste », uniquement en raison de propos critiques sur les réseaux sociaux.
Des milliers d’autres personnes accusées de violences ont été emprisonnées à l’issue de procès de masse manifestement iniques devant des tribunaux d’exception ou des tribunaux militaires. Le 29 mai, un tribunal d’exception a condamné 25 opposants politiques, notamment le politicien Mohamed al Kassas et l’ancien candidat à la présidentielle Abdel Moneim Aboul Fotouh à 10 et 15 ans d’emprisonnement respectivement, sur la base d’accusations forgées de toutes pièces liées au terrorisme et de charges de diffusion de fausses nouvelles.
Les forces de sécurité ne devraient jouer aucun rôle dans le réexamen des dossiers de prisonniers
Le 6 mai, Tarek al Kholi a confirmé que les demandes de libération reçues par la Commission des grâces présidentielles seraient transmises aux forces de sécurité pour un réexamen. Les forces de sécurité, notamment l’Agence de sécurité nationale, ne devraient pourtant pas se voir confier une quelconque autorité sur les libérations, car elles ont empêché de manière répétée la libération de personnes incarcérées pour des raisons politiques et ont fait subir à certains individus affiliés aux Frères musulmans et à d’autres militant·e·s connus, qui ont joué un rôle de premier plan lors de la révolution du 25 Janvier, des traitements particulièrement punitifs et discriminatoires en prison. Anas al Beltagy, fils de Mohamed al Beltagy, figure des Frères musulmans, se trouve en prison depuis décembre 2014 bien que la justice l’ait acquitté dans quatre procès distincts. Chaque fois qu’un juge a ordonné sa libération, l’Agence de sécurité nationale l’a interdite.
Selon un article du site d’information indépendant Mada Masr, qui est interdit en Égypte, une source proche de la Commission qui a demandé à rester anonyme a déclaré que les services de sécurité n’autoriseront pas la libération d’Alaa Abdel Fattah, un militant de renom ayant la double nationalité britannique et égyptienne, qui observe une grève de la faim depuis une soixantaine de jours et est injustement maintenu en détention depuis septembre 2019 ; cela concerne aussi le militant Ahmed Douma, qui a été condamné à 15 ans de prison au terme d’un procès unique sur sa participation à des manifestations antigouvernementales.
La libération des personnes uniquement incarcérées pour avoir exercé leurs droits humains doit aussi être inconditionnelle. Amnistie internationale a appris que plusieurs personnes relâchées en avril ont reçu de la part de l’Agence de sécurité nationale une mise en garde ayant pour but de les dissuader de participer à la moindre forme de militantisme, sans quoi elles seraient de nouveau arrêtées. Il a été ordonné à au moins deux d’entre elles de se présenter toutes les semaines auprès de l’Agence de sécurité nationale pour un « suivi ».
Les autorités égyptiennes doivent aussi immédiatement demander aux forces de sécurité et au parquet de cesser d’arrêter et d’incarcérer de manière arbitraire des personnes ayant critiqué le gouvernement. Depuis avril 2022, les autorités ont arrêté trois journalistes, Mohamed Fawzi, Hala Fahmy et Safaa al Korbagi, et les ont placés en détention pour avoir partagé sur les réseaux sociaux des publications considérées comme critiques par les autorités, après les avoir inculpés d’« appartenance à un groupe terroriste » et/ou de « diffusion de fausses nouvelles ».
« Afin de garantir de véritables progrès face au problème des détentions arbitraires de masse en Égypte, une action conjointe soutenue est requise de la part de la communauté internationale, afin d’exercer des pressions publiques et privées sur les autorités égyptiennes et de les inciter à libérer les personnes détenues de manière arbitraire en Égypte, quelle que soit leur affiliation politique, et à mettre fin à la répression de l’opposition pacifique », a déclaré Amna Guellali.
Complément d’information
Le 26 avril 2022, lors d’un iftar auquel ont participé quelques figures de l’opposition, le président Abdelfattah al Sisi a demandé la réactivation de la Commission des grâces présidentielles, dans le but de réexaminer les cas de personnes arrêtées pour des motifs politiques ou le non-paiement de dettes. Cette décision a suivi la libération, à l’occasion de l’Id al Fitr, d’une trentaine de femmes et d’hommes détenus pour des raisons politiques. La Commission est composée de deux députés, un ancien ministre et deux indépendants.
Depuis que l’armée a chassé du pouvoir l’ancien président Mohamed Morsi, en juillet 2013, les autorités égyptiennes ont arrêté des dizaines de milliers d’hommes et de femmes, dont beaucoup sont injustement maintenus en détention dans des conditions portant atteinte à l’interdiction absolue de la torture et d’autres formes de mauvais traitements.