Déclaration d’Amnistie internationale Canada concernant les «Convois de la liberté»
Montréal, 17 février 2022 – Amnistie internationale suit avec une grande inquiétude les développements relatifs aux « convois de la liberté » partout au pays. La violence et la haine dont font usage plusieurs des participants à ces convois, de même que la lenteur et l’inefficacité d’action des services de police sont fort préoccupants. D’un autre côté, l’annonce du recours aux mesures d’urgence ainsi que les changements apportés au règlement municipal de la Ville de Québec, bien que pouvant se justifier à certains égards, soulèvent néanmoins des inquiétudes et des questionnements relatifs au respect des droits humains.
Amnistie suivra donc avec la plus grande attention le recours à la Loi sur les mesures d’urgence invoquée par le Premier Ministre Justin Trudeau pour mettre fin à une situation devenue hors de contrôle. Nous serons vigilant·e·s dans la mise en œuvre de ces mesures exceptionnelles afin qu’elles respectent les droits humains. Rappelons que le droit international permet certaines limitations, à certaines conditions : à plusieurs égards la loi semble se conformer à ces exigences, mais certains aspects de celle-ci demeurent vagues et pourraient entraîner des abus de droits, notamment en ce qui concerne la limitation géographique. Nous craignons également que le recours à la Loi sur les mesures d’urgence puisse dans l’avenir justifier de restreindre le droit de manifester de façon légitime de quelque façon que ce soit et que certains groupes soient ciblés plus que d’autres, dont les Autochtones et les personnes racisées.
Amnistie est par ailleurs préoccupée par la modification du Règlement modifiant le règlement intérieur du comité exécutif sur la délégation de pouvoirs relativement au pouvoir de modifier les règles relatives à la circulation et au stationnement ainsi qu'à l'occupation du domaine public, R.C.E.V.Q. 174, annoncée par le maire de Québec, Bruno Marchand, en date du 16 février, et adoptée par le comité exécutif. Celle-ci nous apparaît manquer de précision, n’indiquant pas de limitation géographique ni temporelle. Le caractère permanent de ce changement qui octroie des pouvoirs exceptionnels au chef de police nous inquiète grandement. Ces pouvoirs pourraient dans l’avenir être utilisés de manière disproportionnée et non justifiée à l’encontre de manifestant·e·s pacifiques, dont les personnes autochtones et racisées, entre autres, et ce, dans le cadre de manifestations légitimes.
Cela étant, « Amnistie internationale Canada est très préoccupée par les incidents de violence, de harcèlement, d’intimidation, et les discours haineux qui ont été rapportés depuis le 28 janvier lors des manifestations à Ottawa », affirme la directrice générale d’Amnistie internationale Canada francophone, France-Isabelle Langlois. « Des drapeaux nazis, des drapeaux des Confédérés, et d’autres symboles de racisme et de haine n’ont pas leur place dans des manifestations pacifiques. Nous sommes aussi très préoccupés par l’affiliation de certains organisateurs du convoi avec des groupes de suprémacistes blancs ouvertement racistes. »
L’incapacité des forces de l’ordre à répondre rapidement et adéquatement aux incidents de violence et de harcèlement qui sont rapportés exige une enquête publique rapide, complète et impartiale. Cette enquête devrait aussi couvrir les cas d’interférence avec le droit des résidents de ne pas être harcelés ni intimidés, d’accéder sans encombre aux services sociaux et de santé publique, et les cas de harcèlement des travailleurs et travailleuses de la santé, des journalistes, des personnes vivant avec un handicap, des personnes racisées et autres personnes marginalisées.
« Les autorités ont la même obligation internationale de protéger leurs citoyen·ne·s de la violence et du harcèlement, que de respecter le droit des manifestant·e·s à des rassemblements pacifiques et à l’expression de leurs points de vue. La violence et le harcèlement ne font toutefois pas partie de l’exercice du droit à la liberté de rassemblement pacifique. Amnistie internationale demande aux autorités de prendre des mesures immédiates et adéquates permettant des manifestations pacifiques, mais aussi de faire enquête et de juger les auteurs d’actes de violence ou d’incitation à la haine », ajoute Mme Langlois.
Tout au long des manifestations, des personnes résidentes ou travaillant dans le secteur ont rapporté avoir été ciblées par des agressions, notamment des personnes racisées. En date du 10 février, plus de 400 messages de haine étaient sous enquête par la police d’Ottawa. Des services de première ligne ont exprimé leur inquiétude quant à l’impact de cette interminable occupation sur leur capacité à offrir des services à une clientèle déjà vulnérable. Des personnes vivant avec un handicap ont rapporté des perturbations et des délais dans les services en raison des rues bloquées. Des journalistes ont été victimes de menaces et de harcèlement, que ce soit en ligne ou sur le terrain. Jusqu’à une récente injonction de la cour, les résident·e·s ont été soumis de façon constante à des niveaux de bruits très élevés, klaxons, trompettes, sifflets de train, partys et feux d’artifice dans la rue, et ce depuis le premier jour, soit le 28 janvier.
La Federation of Sovereign Indigenous Nations, les Algonquins de Pikwakanagan, le Conseil tribal de la Nation algonquine Anishinabeg, et la Nation Kitigan Zibi Anishinabeg ont aussi exprimé leur préoccupation quant à l’appropriation et au mauvais usage d’objets et de cérémonies traditionnelles sacrées.
Enfin, Amnistie internationale Canada s’inquiète grandement de la réponse laxiste de la police d’Ottawa à l’égard de ce groupe de manifestants majoritairement blancs. Cette réponse offre un net contraste avec la manière dont les forces de l’ordre traitent habituellement les manifestations organisées par des personnes autochtones et racisées.
Amnistie internationale tient à exprimer sa solidarité avec les organisations de première ligne, dont des refuges pour femmes et pour personnes sans-abri, qui ont vu leur fonctionnement perturbé par ces manifestations, ainsi qu’aux personnes 2SLGBTQI+ et aux communautés autochtones et racisées – particulièrement les communautés juives, musulmanes et noires – qui ont été ciblées par de la propagande haineuse.
Quelques éléments de contexte sur le droit à la liberté de réunion pacifique
Des manifestations pacifiques sont une composante fondamentale d’une société démocratique en santé qui s’inscrit dans l’État de droit. Le droit à la liberté de réunion pacifique est un élément essentiel; il a une longue histoire en tant que mécanisme valide et efficace pour mettre en lumière des préoccupations et faire valoir son opposition. Faciliter et protéger le droit à la liberté de réunion contribue à la protection d’autres droits humains, dont la liberté d’expression.
Le droit de tenir des rassemblements et des manifestations sur la place publique a toujours été soutenu par les instruments régionaux et internationaux des droits humains qui ont établi que l’espace urbain n’était pas seulement un espace de circulation, mais aussi un espace de participation. Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et d’association a affirmé que « la libre circulation du trafic ne devrait pas nécessairement avoir préséance sur le droit de réunion pacifique ». Toutefois, ces droits ne sont pas absolus. Ils peuvent être restreints pour protéger les droits des autres, l’ordre public et la santé publique. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies énonce qu’« en règle générale, un rassemblement qui demeure pacifique, mais qui cause quand même un niveau de perturbation élevé, comme un blocage important de la circulation, peut être dispersé si la perturbation est ‘grave et soutenue’ ». Dans tous les cas, la responsabilité de justifier toute restriction incombe aux autorités.
Selon le droit international relatif aux droits humains, les États ont aussi l’obligation d’interdire et d’éliminer la discrimination raciale, y compris dans l’exercice du droit à la sécurité de la personne et à la protection de l’État contre la violence. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies énonce clairement que « … des assemblées pacifiques ne doivent pas être utilisées à des fins de propagande de guerre […] ou de promotion de la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence […]. Dans ces cas, et dans la mesure du possible, des actions devraient être prises à l’encontre des personnes concernées plutôt qu’à l’encontre de l’assemblée dans sa totalité. »
Amnistie internationale a publié des documents sur les bonnes pratiques de maintien de l’ordre dans les assemblées ainsi que des lignes directrices sur l’usage de la force par les représentants des forces de l’ordre.