Égypte. Des hommes d’affaires derrière les barreaux pour avoir résisté aux injonctions des agences de sécurité
Les autorités égyptiennes se servent des lois antiterroristes pour détenir arbitrairement un homme d’affaires influent et son fils dans des conditions qui s’apparentent à de la torture, en représailles de leur refus de céder les actifs de leur entreprise, a déclaré Amnistie intenationale le 27 septembre 2021.
Les inquiétudes quant à la santé de Safwan Thabet, 75 ans, fondateur, ancien PDG et actionnaire majoritaire de Juhayna, numéro un en Égypte des fabricants de produits laitiers et de jus de fruits, se font de plus en plus vives, car il est maintenu en détention prolongée à l’isolement depuis son arrestation arbitraire il y a 10 mois. Son fils de 40 ans, Seif, a été interpellé deux mois plus tard, en février 2021 ; il est lui aussi détenu à l’isolement dans des conditions s’apparentant à de la torture. Avant leur arrestation, des responsables des services de sécurité égyptiens avaient exigé qu’ils renoncent au contrôle des actifs de Juhayna.
« Safwan et Seif Thabet sont sanctionnés uniquement parce qu’ils ne se sont pas pliés aux exigences des responsables de la sécurité et ont refusé de céder les actifs de leur famille dans l’entreprise Juhayna, un nom connu de tous en Égypte. Ils ont fait preuve d’un rare courage en résistant à cette tentative de chantage. Nous demandons aux autorités égyptiennes de libérer les deux hommes, qui n’auraient jamais dû être arrêtés, a déclaré Philip Luther, directeur de la recherche et de l’action de plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnistie intenationale.
« Safwan et Seif Thabet sont privés du droit de contester la légalité de leur détention et sont soumis à la torture en étant maintenus en détention prolongée, pour une durée indéterminée, à l’isolement. Les autorités égyptiennes sont coutumières de la pratique consistant à s’appuyer sur des accusations ou poursuites montées de toutes pièces au titre de la législation antiterroriste dans le but de réprimer la dissidence politique. Aujourd’hui, elles utilisent la même méthode pour s’en prendre à des hommes d’affaires qui refusent de se plier à des ordres de saisie arbitraires. »
Amnistie intenationale s’est entretenue avec trois personnes qui connaissent bien la situation de Juhayna et de la famille Thabet. Elle a examiné des documents judiciaires, des articles parus dans les médias et des déclarations officielles relatives à l’arrestation et à la détention des deux hommes.
Une prise de contrôle hostile
Le 2 décembre 2020 à l’aube, une cinquantaine de policiers armés à bord de quatre véhicules blindés dirigés par un responsable de l’Agence de sécurité nationale – force de police spéciale chargée des menaces terroristes et des menaces à la sécurité – ont fait irruption au domicile de Safwan Thabet au Caire et l’ont arrêté.
Pendant quatre jours, les forces de sécurité ont nié le détenir, jusqu’à ce qu’il soit déféré devant le service du procureur général de la sûreté de l'État. Les procureurs l’ont informé qu’il était accusé d’avoir rejoint et financé un groupe terroriste sur la base d’un rapport secret de l’Agence de sécurité nationale, que ni Safwan Thabet ni son avocat n’ont pu consulter. Aucune preuve de leur implication dans une infraction reconnue n’a été apportée. Le rapport secret de l’Agence est le seul fondement de l’ordonnance de mise en détention les concernant.
D’après les médias officiels égyptiens, Safwan Thabet a été interpellé car il est accusé de financer les Frères musulmans, mouvement considéré en Égypte comme une organisation terroriste. Aucun élément n’a été fourni par les autorités pour étayer leur accusation concernant cette affiliation supposée, que les experts indépendants démentent.
Selon une source qui connaît bien les activités de l’entreprise Juhayna, peu avant son arrestation, un haut responsable égyptien a demandé à Safwan Thabet de céder une partie de son entreprise à une entité appartenant au gouvernement.
Le 31 janvier 2021, deux mois après l’arrestation de son père, Seif Thabet a reçu l’ordre de se présenter à l’Agence de sécurité nationale. Il n’a pas été autorisé à venir accompagné d’un avocat à cette rencontre, au cours de laquelle un responsable des services de sécurité lui a ordonné de céder l'intégralité des parts de Juhayna détenues par sa famille, au risque de connaître le même sort que son père. La famille Thabet a refusé de céder ses biens.
Le 2 février, Seif Thabet est retourné dans les bureaux de l’Agence de sécurité nationale, conformément aux instructions reçues, et n’est pas réapparu depuis. Il a été conduit au service du procureur général de la sûreté de l'État le 6 février, où un procureur lui a dit qu’il était accusé d’avoir rejoint une organisation terroriste et de la financer, toujours sur la base des investigations secrètes menées par l’Agence de sécurité nationale, qu’il n’a pas pu examiner. Les autorités ont refusé de révéler où il se trouvait, jusqu’à ce que sa famille parvienne finalement à le localiser le 14 février, à l’intérieur de la tristement célèbre prison d’al Aqrab, aussi appelée prison du scorpion, qui fait partie du complexe pénitentiaire de Tora.
Des procureurs du service du procureur général de la sûreté de l'État, et plus tard des juges de chambres de cours pénales spécialisées dans les affaires de terrorisme ont plusieurs fois prolongé leur détention dans l’attente des conclusions de l’enquête et ce parfois en l’absence des deux hommes et de leurs avocats, et sans leur permettre à aucun moment de contester la légalité de leur détention.
Des conditions d’incarcération inhumaines
Safwan Thabet souffre d’ulcères à l’estomac, d’un taux élevé de cholestérol, de stéatose hépatique et de lésions à l’épaule, et a deux prothèses du genou. Il est détenu à l’isolement dans une cellule de l’annexe de la prison de Mazraat Tora, qui fait partie du centre pénitentiaire de Tora, depuis son arrestation, et l’administration pénitentiaire refuse de lui livrer régulièrement de la nourriture, des médicaments ou des vêtements. Ces conditions cruelles, alliées à la privation de soins médicaux, ne font qu’exacerber les inquiétudes pour sa santé.
D’après une source bien informée, Seif Thabet est maintenu à l’isolement prolongé dans une cellule infestée d’insectes, n’a pas accès aux toilettes ni à la douche, et ne reçoit pas suffisamment de nourriture ni d’eau. Sa famille, privée du droit de lui rendre régulièrement visite, n’a été que rarement autorisée à le voir. Il dort sur des couvertures à même le sol et il lui est interdit d'avoir des effets personnels ou des vêtements adaptés aux températures.
Amnistie intenationale considère que le traitement que lui infligent les autorités pénitentiaires s’apparente à de la torture et à d’autres mauvais traitements, et bafoue les obligations incombant à l’Égypte au titre du droit international. Soumis depuis des mois à un isolement cellulaire pour une durée indéterminée, les deux hommes subissent des conditions inhumaines, ne reçoivent pas une nourriture suffisante et sont privés de l’accès aux médicaments et aux soins, ainsi que des visites régulières de leur famille.
Dans l’attente de leur libération, les autorités égyptiennes doivent veiller à ce que les deux hommes ne soient plus détenus à l’isolement et puissent bénéficier de soins médicaux adaptés et recevoir régulièrement la visite de leur famille et de leurs avocats, et aient un accès suffisant à de la nourriture, à de l’eau et à des installations sanitaires.
Le procureur général doit ouvrir sans délai une enquête sur leur disparition forcée, la torture et les autres mauvais traitements, et amener les responsables présumés à rendre des comptes.
Une entreprise harcelée
En janvier 2017, un tribunal a ajouté Safwan Thabet et 1 500 personnes à la « liste des terroristes », au mépris de toute procédure régulière. Bien que la Cour de cassation ait invalidé cette désignation en juillet 2018, une autre juridiction a réinscrit Safwan Thabet sur cette liste en avril 2018, une décision que la Cour de cassation a cette fois-ci confirmée en mars 2021. Aussi est-il soumis à une interdiction de voyager et à un gel des avoirs.
Selon une source qui connaît bien les activités de Juhayna, des policiers postés non loin de certains bâtiments de l’entreprise arrêtent régulièrement les chauffeurs, saisissent leurs véhicules ou leurs permis de conduire et les détiennent parfois brièvement, surtout avant les périodes importantes de distribution, notamment en avril 2021. Les médias égyptiens et internationaux ont relaté au mois de mai que l’entreprise Juhayna avait porté plainte pour perturbation de ses activités.
En 2020, le président égyptien Abdel Fattah al Sissi a enjoint publiquement aux autorités d’augmenter la capacité de collecte quotidienne des produits laitiers en Égypte. Tout au long de l’année 2021, les médias égyptiens progouvernementaux ont publié des articles réclamant l’acquisition de Juhayna par l’État et accusant Safwan et Seif Thabet de terrorisme.
« L’attaque ciblant Juhayna illustre jusqu’où les autorités sont disposées à aller pour exercer leur contrôle et témoigne de la manière éhontée dont elles exploitent les accusations liées au terrorisme, au mépris total des répercussions de ces mesures sur la vie et les moyens de subsistance des personnes touchées », a déclaré Philip Luther.