• 10 oct 2021
  • Canada

Lettre à Justin Trudeau concernant les vaccins contre la COVID-19

Monsieur le Premier ministre Trudeau,

Nous venons par la présente vous transmettre un exemplaire du nouveau rapport d’Amnistie internationale, intitulé Une double dose d’inégalité. Les laboratoires pharmaceutiques et la crise des vaccins contre le COVID-19 (POL 40/4621/2021), et solliciter un rendez-vous pour en discuter avec vous.

Dans le cadre de ses recherches pour ce rapport, Amnistie internationale a contacté six entreprises pharmaceutiques basées en Europe et aux États-Unis qui ont mis au point des vaccins contre le COVID-19. Il s’agit des sociétés suivantes : AstraZeneca plc (AstraZeneca), BioNTech Manufacturing GmbH (BioNTech), Johnson & Johnson, Moderna Inc. (Moderna), Novavax Inc. (Novavax) et Pfizer Inc. (Pfizer). L’organisation a écrit à chacune de ces entreprises pour leur poser une série de questions relatives à la propriété intellectuelle, au partage de technologie et de savoir-faire, à la tarification et à la distribution des vaccins. Lorsqu’elle a rédigé son rapport, elle avait reçu des réponses d’AstraZeneca, de Moderna et de Pfizer. Le contenu de leurs réponses a été intégré au rapport.

Le rapport d’Amnistie internationale constate que certaines entreprises pharmaceutiques font passer le profit avant tout le reste. Or, elles ne peuvent pas continuer à faire des affaires comme si de rien était en pleine urgence sanitaire mondiale, alors que la santé et la vie de millions de personnes sont en jeu. Leur attitude – nonobstant les engagements d’AstraZeneca et de Johnson & Johnson de vendre leurs vaccins à prix coûtant pendant la pandémie – n’a au final pas permis de remédier à la crise sanitaire mondiale et a eu pour effet de concentrer la propriété intellectuelle, le savoir-faire, la technologie, le profit et les vaccins dans les pays du Nord, tandis que la pandémie de COVID-19 devenait de plus en plus dramatique dans les pays du Sud.

Si la vaccination des populations a bien progressé dans les pays à revenu élevé, la situation est aujourd’hui catastrophique dans certains pays pauvres, où les taux extrêmement faibles de vaccination et l’explosion des contaminations entraînent l’effondrement des systèmes de santé et provoquent des dizaines de milliers de morts qui auraient pu être évitées. Il est urgent et indispensable que les gouvernements et les entreprises travaillent main dans la main pour combattre cette dure réalité, en augmentant la production et en favorisant une distribution équitable des vaccins par la suppression de tous les obstacles à un véritable déploiement mondial.

C’est dans ce contexte qu’Amnistie internationale lance une campagne mondiale appelant les États et les entreprises à respecter leurs obligations relatives aux droits humains et leur responsabilité d’accélérer dès maintenant les livraisons de vaccins aux pays à revenu faible ou intermédiaire inférieur, afin d’atteindre l’objectif de l’Organisation mondiale de la santé de vacciner 40 % de la population de ces pays d’ici à la fin de l’année.

CENT JOURS POUR RATTRAPER LE RETARD : DEUX MILLIONS DE DOSES MAINTENANT !

Des organisations mondiales, telles que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ont fixé comme objectif la vaccination de 40 % de la population dans les pays à revenu faible ou intermédiaire inférieur d’ici à la fin de 2021. Or, alors qu’il ne reste plus que 100 jours avant la fin de l’année, moins de 10 % des gens dans ces pays sont entièrement vaccinés, et moins de 20 % des vaccins approuvés par l’OMS ont été livrés à des États qui représentent jusqu’à la moitié de la population mondiale.

Il ne sera pas possible d’atteindre cet objectif vital et de remédier au scandale des inégalités face au vaccin si l’on continue ainsi. Les États et les entreprises doivent changer radicalement de pratique et livrer deux milliards de doses de vaccin aux pays à revenu faible ou intermédiaire inférieur dans les 100 prochains jours, afin de vacciner entièrement 1,2 milliard de personnes supplémentaires. C’est tout à fait possible ! Plus de 2,6 milliards de doses pourraient être fournies si 50 % de la production totale de vaccins approuvés par l’OMS allait à des pays à revenu faible ou intermédiaire inférieur à partir de maintenant et jusqu’à la fin de l’année. Par ailleurs, 500 millions de doses supplémentaires pourraient être mises à disposition immédiatement si les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Japon, le Canada et la Chine redistribuaient les doses excédentaires qu’ils ont actuellement en stock.

Dans le cadre de sa campagne, Amnistie internationale soutient également les appels de l’OMS demandant aux entreprises de partager ouvertement le savoir-faire, la technologie et la propriété intellectuelle afin d’augmenter et de diversifier l’approvisionnement en vaccins dans les mois et les années à venir.

LE RAPPORT

Les responsabilités en matière de droits humains des laboratoires ayant mis au point un vaccin

Les sociétés pharmaceutiques, comme toutes les entreprises, ont l’obligation de respecter les droits humains, où qu’elles opèrent dans le monde. Il s’agit d’une norme de conduite générale largement reconnue et établie dans les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations unies et dans les Principes directeurs à l'intention des entreprises multinationales de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Cela implique que ces entreprises pharmaceutiques doivent élaborer et mettre en œuvre des politiques visant à rendre les vaccins anti-COVID disponibles, accessibles et abordables, en veillant à n’entraver d’aucune manière l’accès aux vaccins et à ne rien entreprendre qui pourrait avoir des conséquences néfastes sur la capacité des États à rendre les vaccins disponibles à toute la population.

Pour assurer un déploiement rapide et équitable des vaccins, les laboratoires doivent suspendre leurs droits de propriété intellectuelle, soit en accordant des licences non exclusives, ouvertes et mondiales, soit en participant au Groupement d’accès aux technologies contre la COVID-19 mis en place par l’OMS (C-TAP). Ils doivent partager leur savoir-faire et leur technologie et assurer la formation de fabricants compétents s’engageant à contribuer à l’accélération de la production de vaccins contre le COVID-19. Ils ne doivent pas chercher à user de leur influence sur les gouvernements dans le but d’entraver les mesures destinées à faciliter le partage de la propriété intellectuelle et de la technologie, telles que la dérogation aux règles de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) proposée dans le cadre de l’OMC.

En ce qui concerne la tarification, les entreprises ne doivent pas faire passer leurs intérêts économiques avant leurs responsabilités en matière de droits humains. Le profit ne doit pas faire obstacle à la capacité des États de garantir l’accès au vaccin. Toutes les entreprises doivent donner la priorité à l’augmentation de la disponibilité des vaccins dans les régions et les pays plus pauvres en consacrant une part importante de leurs cycles de production de 2021 au dispositif COVAX ainsi qu’à d’autres initiatives qui fournissent des vaccins aux pays à revenu faible, telles que celle coordonnée par l’Union africaine. Elles doivent aussi continuer de livrer des stocks importants à ces mécanismes tout au long de l’année 2022. La transparence, à toutes les étapes de l’élaboration et de la livraison du vaccin, est essentielle à l’optimisation de l’approvisionnement et à la garantie d’une distribution équitable du vaccin.

Les obligations relatives aux droits humains des États concernant l'accès aux vaccins

La structure actuelle du système de santé publique mondial donne aux acteurs privés un rôle crucial dans l’élaboration, la fabrication et la distribution des médicaments. La protection internationale des droits de propriété intellectuelle donne aux fabricants de médicaments un immense pouvoir, qui leur permet de décider si et dans quelles conditions d’autres entreprises et pays peuvent élaborer et fabriquer des vaccins vitaux contre le COVID-19. Les laboratoires qui ont mis au point des vaccins – souvent extraordinairement lucratifs – doivent exercer ce pouvoir dans le respect de leurs responsabilités en matière de droits humains.

En vertu du droit international relatif aux droits humains, les États ont l’obligation de veiller à ce que des vaccins contre le COVID-19 de bonne qualité soient disponibles, accessibles et abordables pour tout le monde, sans aucune discrimination, quels que soient le lieu d’habitation ou les revenus de chacun·e[i].

Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies a affirmé que les États devaient combattre cette pandémie d’une manière conforme aux droits humains, et avaient notamment l’obligation extraterritoriale d’aider les autres États à s’acquitter de leurs devoirs. Par exemple, il a indiqué que les États devaient veiller à ce qu’aucune décision ni mesure unilatérale ne bloque l’accès à des biens essentiels, comme les équipements sanitaires. Toute mesure motivée par la volonté de garantir l’approvisionnement national doit être proportionnée et prendre en considération les besoins urgents des autres pays[ii].

Par conséquent, les États doivent adopter des lois ou d’autres mesures visant à garantir que les acteurs privés, dont les entreprises, respectent les normes relatives aux droits humains quand ils fournissent des soins médicaux ou d’autres services. Les États doivent faire en sorte que les laboratoires qui ont mis au point des vaccins agissent de manière à en élargir l’accessibilité et n’entravent pas la capacité de leur gouvernement et des autres États à en assurer l’accès à toute la population.

Les États, comme le Canada, doivent aussi veiller à ce que les droits de propriété intellectuelle n’empêchent aucun pays de protéger le droit à la santé. Ils doivent notamment accepter une « dérogation » temporaire à certains aspects de l’Accord sur les ADPIC pour la fabrication de produits de santé liés au COVID-19, et soutenir le C-TAP. Ils doivent par ailleurs évaluer et apporter tous les ajustements nécessaires à leurs lois, politiques et pratiques en matière de propriété intellectuelle afin qu’elles n’entravent pas l’accès à la santé.

Au vu de nos conclusions, nous appelons le Canada et tous les États à :

  • redistribuer toutes les doses excédentaires de vaccins anti-COVID qu’ils ont en stock aux pays à revenu faible ou à revenu intermédiaire inférieur tout au long des 100 jours qu’il reste jusqu’à la fin de l’année 2021, de préférence par le bais de mécanismes internationaux ou régionaux comme COVAX, et veiller à ce que la distribution des doses reste équitable en 2022 et au-delà ;
  • mettre en place des mesures, notamment législatives, pour empêcher les laboratoires d’entraver l’accès aux vaccins contre le COVID-19 ;
  • soutenir le C-TAP, lui allouer des ressources et encourager l’attribution de licences non exclusives et ouvertes incluant des dispositions pour le transfert de connaissances et de technologie ;
  • respecter l’esprit de la Déclaration de Doha sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique (2001) en soutenant activement les initiatives qui améliorent l’accès aux produits de santé liés au COVID-19, telles que la proposition de dérogation à l’Accord de l’OMC sur les ADPIC et l’utilisation en temps opportun des mesures de flexibilité prévues dans cet accord ;
  • garantir la transparence des financements publics versés aux entreprises et subordonner ces financements à la condition qu’elles partagent leur propriété intellectuelle, leurs connaissances et leur technologie, qu’elles participent aux mécanismes internationaux d’approvisionnement en vaccins et d’échange de technologie, tels que le C-TAP, et qu’elles rendent publics, de façon accessible et en temps voulu, leurs coûts ventilés par poste de dépenses (recherche, mise au point, production, marketing et distribution), ainsi que toute autre donnée pertinente ;
  • permettre l’intégration d’une certaine flexibilité contractuelle concernant les conditions de livraison, afin que les pays qui sont le plus à risque au niveau international obtiennent l’accès aux doses en temps et en heure, en particulier quand des flambées soudaines du virus nécessitent une réponse urgente ;
  • rendre publics les termes des accords qu’ils passent avec les laboratoires, notamment en matière de financement, de précommandes et de contrats d’achat ;
  • soutenir les efforts entrepris pour réformer le régime des droits de propriété intellectuelle afin de garantir un accès universel aux médicaments essentiels et vitaux.

Nous serions très heureux de vous rencontrer pour discuter plus avant de ces questions. 

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier ministre, l’expression de ma considération respectueuse,

France-Isabelle Langlois
Directrice générale

[i] Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale n° 14, § 12 ; Haut-Commissariat aux droits de l'homme, Principes directeurs à l’intention des sociétés pharmaceutiques concernant les droits de l’homme et l’accès aux médicaments, A/63/263, Annexe, 11 août 2008, https://undocs.org/A/63/263. Pour plus d’informations sur les obligations des États en matière de droit à la santé, voir Amnistie internationale, À égalité face au COVID-19. Accès universel au diagnostic, aux traitements et aux vaccins (POL 30/3409/2020), www.amnesty.org/fr/documents/POL30/3409/2020/fr/.

[ii] Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Déclaration sur la pandémie à coronavirus (COVID-19) et les droits économiques, sociaux et culturels, E/C.12/2020/1, § 20, https://undocs.org/E/C.12/2020/1.