« Elle ne pouvait pas être séparée de ses enfants »: Une conversation avec Johanne Durocher
Johanne Durocher est la mère de Nathalie Morin, une Québécoise qui vit en Arabie saoudite depuis 2005, avec son mari et ses quatre enfants. Nathalie, qu’Amnistie internationale considère comme une survivante de violence fondée sur le genre, n’a pas réussi à rentrer au Canada avec ses enfants depuis les 15 dernières années. Amnistie internationale a parlé avec Johanne de son inlassable plaidoyer pour ramener sa fille et ses enfants au Canada, et de son récent livre décrivant son combat pour réunir sa famille.
Votre fille Nathalie a rencontré un Saoudien nommé Saeed à Montréal. Quand cela est-il arrivé?
Elle l’a rencontré au début d’octobre 2001. Il a dit qu’il était étudiant à l’université Concordia. Elle est rapidement tombée enceinte. Saeed était très souriant et il a dit que ce n’était pas un problème parce qu’ils allaient se marier. J’étais en état de choc. Je ne pouvais pas croire qu’elle était enceinte à 17 ans. Il disait qu’il avait 24 ans, mais nous n’avons jamais été certains de son âge.
Je leur ai expliqué que ma fille était trop jeune pour se marier. J’ai demandé gentiment à Saeed de rester avec ma fille pendant deux ans avant de se marier. Je ne voulais pas qu’ils se marient parce qu’ils ne se connaissaient pas encore. Il est devenu furieux et a quitté ma maison. Il ne m’a plus jamais reparlé quand il était au Canada. Il a réagi très agressivement.
Nathalie a trouvé un endroit où vivre à Montréal, une maison pour les jeunes mères, avec des travailleurs sociaux sur place. Les partenaires n’avaient pas le droit d’y vivre, mais pouvaient venir en visite. J’ai payé pour que Nathalie vive là-bas, et j’ai couvert tous ses frais. À ce moment-là, Saeed n’était pas en très bons termes avec Nathalie. Parfois ils se parlaient, d’autres fois non. Il a dit que les musulmans ne se fréquentaient pas, mais il ne pouvait pas marier Nathalie sans mon consentement puisqu’elle n’avait que 17 ans.
Saeed a été expulsé du Canada juste après la naissance de Samir en 2002. Quand il est retourné en Arabie saoudite, il a téléphoné plusieurs fois et dit qu’il reviendrait au Canada. Parfois il envoyait de l’argent à la fin du mois. Il a envoyé des vêtements pour Samir. Il a commencé à être gentil avec elle. Nathalie est allée deux fois en Arabie saoudite avec Samir pour le visiter. Nous commencions à nous sentir plus confortables avec lui.
Saeed voulait marier Nathalie en Arabie saoudite quand elle l’a visité en 2003. Il a menti et a dit qu’ils avaient été mariés au Canada, sinon ils n’auraient pas pu se marier après avoir eu un bébé hors mariage. À cause de ce mensonge, ils sont considérés comme mariés en Arabie saoudite. Nathalie a décidé d’aller vivre en Arabie saoudite.
Après s’être installée en Arabie saoudite, elle s’est beaucoup ennuyée du Canada et elle voulait rentrer. Elle disait que Saeed était déprimé et qu’il voulait venir au Canada. Je suis allée la visiter pendant un mois à la fin de 2005. Elle vivait là depuis neuf mois quand je suis arrivée.
Dès mon arrivée, j’ai été choquée quand j’ai vu comment il traitait Nathalie et Samir. Nathalie est très fière. Elle savait que personne ne voulait qu’elle parte pour l’Arabie saoudite. Des gens l’avaient mise en garde avant qu’elle parte, alors je crois qu’elle était gênée de me dire ce qui se passait réellement. Elle m’a dit la vérité quand nous nous sommes vues en personne. Il la battait. Trois semaines après son arrivée en Arabie saoudite, Saeed l’a battue sévèrement avec un balai. Il lui a dit de dire qu’elle avait été battue par un chauffeur de taxi. Il a pris des photos de ses ecchymoses et lui a demandé de me les envoyer à moi et à l’ambassade canadienne, et de dire « que l’Arabie saoudite est trop dure pour toi et que tu dois revenir au Canada ». Il a fait cela pour pouvoir revenir au Canada avec elle.
Il l’a frappée devant moi. Nathalie pleurait et criait. Il sortait tous les soirs. Je pensais qu’il était fou. Je ne voulais pas que ma fille reste avec cet homme. Il était très dur, très contrôlant.
Un jour il m’a amenée au poste de police. J’ai été surprise, je ne comprenais pas pourquoi. La police a écrit quelque chose en arabe, et m’a demandé de signer. J’ai dit non. Il a dit que c’était une déclaration pour dire que je n’aIlais pas kidnapper les enfants et que lui ne me chasserait pas de sa maison. J’ai cherché une traduction en anglais et j’ai signé ce papier. Mais après, il ne voulait pas retourner à la maison. Il a dit qu’il n’y retournerait pas avant que je reparte.
Au retour de ce voyage, j’ai commencé ma bataille pour Nathalie.
Comme vous l’avez mentionné, Nathalie est partie en Arabie saoudite en 2005, avec son fils Amir qui avait alors 18 mois. Elle a eu trois autres enfants par la suite – Abdullah, Sarah, et Fowaz. Pouvez-vous décrire comment était leur vie dans le passé, comment ça se passe maintenant, et pourquoi elle a essayé de rentrer au Canada avec ses enfants?
Quand je suis rentrée au Canada, j’ai parlé au gouvernement fédéral et je leur ai dit que ma fille voulait rentrer au Canada. Nathalie a dit qu’elle voulait rentrer avec Samir. Saeed ne me laissait pas parler avec Nathalie au téléphone. Un diplomate canadien lui a demandé de signer un document déclarant que son dossier était confidentiel, parce qu’il pensait que j’appelais à Ottawa trop souvent et que j’étais un problème.
En Arabie saoudite, il est possible de barrer une porte de l’intérieur pour que vous ne puissiez pas quitter votre maison. Nathalie était enfermée à l’intérieur de l’appartement. L’appartement était en ciment, alors personne ne pouvait l’entendre crier. Elle a vécu des années comme ça. Je me battais pour essayer de lui parler. Parfois elle m’envoyait des courriels pour me dire qu’elle voulait rentrer à la maison. Parfois elle appelait pour me dire qu’elle n’avait pas mangé depuis deux jours. Parfois je n’avais aucun contact avec elle.
Elle a eu Abdullah en 2006. Elle était déprimée et en mauvaise santé. Elle disait encore qu’elle voulait rentrer au Canada. Elle est venue seule au Canada en octobre 2006, pour une visite. Saeed téléphonait tous les jours. Elle est retournée en Arabie saoudite. Elle a dit qu’elle perdrait sa vie là-bas, mais qu’elle ne pouvait pas être séparée de ses enfants, qu’elle ne pouvait pas les laisser seuls avec leur père. Quand elle est rentrée en Arabie saoudite, les enfants étaient en mauvais état et faisaient des cauchemars. Elle a eu peur. Elle m’a dit qu’elle ne les quitterait plus jamais.
En 2008, je menais une grosse bataille pour Nathalie au Canada. Le Canada a négocié avec l’Arabie saoudite, et la Commission saoudienne des droits humains a apporté son aide. Ils ont obtenu une voiture. Saeed recevait de l’argent parce que Nathalie disait toujours aux médias qu’ils étaient pauvres, alors le gouvernement saoudien leur a donné de l’argent, mais Saeed le gardait pour lui-même et Nathalie n’avait pas d’argent pour acheter de la nourriture.
Les abus ont continué. La pauvreté a continué.
En 2008, Saeed a commencé à travailler pour le gouvernement saoudien. En 2013, les choses ont changé. Il a cessé de travailler pour le gouvernement et de recevoir de l’argent du gouvernement. Depuis 2013, la famille a vécu de la charité des autres. Ils n’avaient pas de revenus.
Saeed continuait de dire qu’il voulait revenir au Canada avec les enfants. Il voulait quitter l’Arabie saoudite. Ils ont obtenu un visa, mais il y avait une interdiction de voyage pour les enfants, alors ils n’ont pas pu venir. Je sais maintenant que cette interdiction vient du gouvernement saoudien.
Quand je suis allée visiter Nathalie en Arabie saoudite en 2019, il était clair que le gouvernement canadien savait que l’interdiction de voyage pour les enfants était imposée par le gouvernement saoudien.
Saeed a dit qu’il laissera les enfants revenir au Canada. Il doit signer leurs passeports et consentir à leur voyage, incluant le consentement pour un visa de sortie. Mais ils n’ont pas pu obtenir de passeports à cause de cette interdiction de voyage toujours en vigueur. Nous avons demandé au Canada de négocier avec l’Arabie saoudite pour faire lever cette interdiction de voyage.
Vous avez été de longues périodes sans nouvelles de Nathalie. En 2019, sans que Nathalie ou Saeed le sachent, vous vous êtes rendue en Arabie saoudite pour les voir. Qu’espériez-vous accomplir par ce voyage?
J’espérais finaliser les documents pour qu’ils puissent rentrer au Canada. Le gouvernement canadien disait que Nathalie ne voulait pas rentrer au Canada, que j’avais une autre version de l’histoire. Alors j’ai demandé une rencontre entre moi, Nathalie, et le gouvernement canadien. Quand je suis allée en Arabie saoudite, nous avons eu cette rencontre. Il y avait Nathalie, Saeed, les enfants, une femme de l’ambassade à Riyad avec un collègue, et moi. Devant tout le monde, Saeed a dit qu’il consentait à ce que ses enfants rentrent au Canada. Nathalie et les enfants ont clairement dit qu’ils voulaient rentrer au Canada. Nathalie a fourni les documents nécessaires pour que tous les enfants obtiennent leurs passeports canadiens et leurs documents de citoyenneté. Il était évident que Nathalie et moi disions la même chose.
Au début, Saeed ne voulait pas que Nathalie me parle. Maintenant, quand Nathalie ne veut pas me parler, elle dit qu’elle a peur pour sa vie et sa sécurité et elle a peur du gouvernement saoudien. Elle a très peur pour sa sécurité, alors elle n’utilise plus les médias sociaux. Elle ne parle presque à personne à l’extérieur de l’Arabie saoudite. Dans le passé, Saeed était présent dans les médias. Mais le gouvernement saoudien lui a demandé de se retirer. Il ne parle même plus aux personnes de l’extérieur du Canada maintenant.
Quinze ans, ça semble une très longue période pour essayer de rentrer dans son pays d’origine avec ses enfants. Quelles sont les barrières qui empêchent Nathalie de rentrer au Canada avec ses enfants?
L’interdiction de voyage pour les enfants. Il faut que le gouvernement saoudien lève cette interdiction. Il faut que Saeed signe le visa de sortie pour les enfants. On lui permet de changer d’avis, et cela nous préoccupe. On ne peut pas prévoir ce qu’il fera. Il est très manipulateur.
Quand j’y suis allée en 2019, il a été très gentil avec moi. Mais je ne lui fais toujours pas confiance.
Que voudriez-vous que les représentants canadiens fassent pour faciliter le retour de Nathalie au Canada avec ses enfants?
Je veux que le gouvernement canadien négocie avec le gouvernement saoudien pour faire lever l’interdiction de voyage. Mes petits-enfants ont les deux nationalités, saoudienne et canadienne.
Cette situation n’a pas seulement affecté Nathalie et ses enfants. Comment cette séparation et vos propres inquiétudes quant au bien-être de votre fille vous ont-elles affectée?
J’ai consacré tellement de temps pendant tellement d’années à cette lutte. Parfois jusqu’à 20-30 heures par semaine. Cela a affecté mon mariage, je suis maintenant séparée. Cela a affecté ma santé.
En 2013, une femme a aidé Nathalie en Arabie saoudite, elle a été emprisonnée pour cela, avec une de ses amies. Elle lui avait donné de la nourriture et de l’argent, et lui avait prêté son téléphone. Cette femme a aidé ma fille parce que je le lui avais demandé, et à cause de cela, elle et son amie ont passé 10 mois en prison et elles font l’objet d’une interdiction de voyage de trois ans. L’une de ces femmes a des enfants aux États-Unis et maintenant elle ne peut pas les visiter. Les gens ont peur d’aider Nathalie parce qu’ils ne veulent pas aller en prison. Les femmes qui l’ont aidée sont des militantes des droits des femmes et des journalistes en Arabie saoudite. Le gouvernement saoudien utilise le cas de Nathalie pour faire cesser leur activisme.
En avril de cette année, vous avez publié un livre pour parler de votre expérience à essayer de ramener votre famille au Canada. Pourquoi était-ce si important pour vous de partager cette histoire?
J’ai écrit mon livre parce que je veux que tout le monde sache ce qui est arrivé à Nathalie, et à d’autres femmes dans la même situation. Je veux qu’Affaires mondiales Canada agisse pour ma fille. Et pour que cela arrive, il faut que le public connaisse la situation et fasse pression sur le gouvernement.
Il n’y a pas assez de transparence à Affaires mondiales Canada. Ils choisissent les cas pour lesquels ils vont intervenir plus sérieusement. J’ai fait plusieurs demandes d’accès à l’information. J’ai la preuve qu’ils ont une mauvaise opinion de ma fille. J’ai trouvé des notes disant qu’ils ne sont pas certains que les enfants seraient mieux au Canada, avec une jeune mère sans éducation. À la façon dont ils parlent de moi et de ma fille, je suis certaine qu’il y a eu de la discrimination à son égard. Ils font de la discrimination à son égard parce qu’elle bégaie, et ils pensent qu’elle n’est pas très brillante. J’ai trouvé des notes disant qu’ils ne veulent pas mettre davantage d’énergies sur ce dossier, et que le dossier ne bougera que s’ils ont la totale collaboration de Saeed.
Au début, j’avais toute confiance au gouvernement canadien. On pensait qu’ils étaient des spécialistes. Maintenant, on voit que ce n’est pas vrai.
Les sympathisants d’Amnistie pourraient vouloir faire quelque chose pour agir en solidarité avec votre famille, qu’est-ce qu’ils peuvent faire?
Signez la pétition sur Change.org.
« On m’a volé ma famille », le livre écrit par Johanne est disponible en français chez Indigo.