Lettre à Justin Trudeau et Marc Garneau sur les prisonniers d'opinion en Arabie saoudite
OBJET : Justice pour Raif Badawi et tous les prisonniers et les prisonnières d’opinion en Arabie saoudite
Monsieur le Premier Ministre Trudeau,
Monsieur le Ministre des Affaires étrangères,
Je vous écris aujourd’hui au sujet des prisonniers et prisonnières d’opinion en Arabie saoudite, dont le blogueur, Raif Badawi, dont la famille vit maintenant à Sherbrooke au Québec. Amnistie internationale est très préoccupée par la situation des droits humains et le traitement réservé aux défenseurs et défenseures des droits en Arabie saoudite. Le Canada a un rôle central et capital à jouer sur ces enjeux.
Rappelons que le 17 juin, cela fera neuf ans que Raif Badawi est emprisonné. Suite à un procès inique, M. Badawi a écopé de 10 ans de prison, 1 000 coups de fouet, une interdiction de quitter le pays et d’utiliser les réseaux sociaux pendant pendant encore 10 ans à sa libération et une amende d'un million de riyals saoudiens (soit environ 290 000 dollars canadiens). Sa famille s’est réfugiée au Canada et Ensaf Haider, sa conjointe, et leurs trois enfants sont maintenant tous et toutes citoyen·ne·s canadien.ne·s.
Le 7 mai 2014, il a été reconnu par le tribunal pénal de Djeddah coupable d'avoir enfreint la législation saoudienne sur la cybercriminalité en créant le site web Saudi Arabian Liberals Network (dont le tribunal a ordonné la fermeture) et d'y avoir « insulté l'islam » ainsi que sur sa page Facebook.
En Arabie saoudite, les procès, comme celui qu’a subi Raif Badawi ainsi que les autres prisonniers et prisonnières d’opinion en Arabie saoudite ne sont que des simulacres de justice. Le plus souvent, les audiences se déroulent à huis clos, et les juges font preuve d’une partialité évidente. Ils n’examinent pas de manière rigoureuse les affirmations des procureurs, qu’ils ne remettent pas en doute, et retiennent couramment à titre de preuve à charge les « aveux » faits par les accusé.e.s avant le procès, sans enquêter sur la manière dont ils ont été obtenus, même lorsque les accusé.e.s affirment qu’ils leur ont été extorqués sous la torture.
Le Tribunal pénal spécial d’Arabie saoudite a jugé des accusés et reconnu leur culpabilité en refusant même, dans certains cas, la présence de leurs avocats à l’audience. Des juges font également usage de leurs pouvoirs pour déclarer des personnes coupables sur la base de chefs d’accusation vagues non reconnus par la loi et assimilent l’opposition pacifique, la protection des droits humains et l’appel à des réformes politiques à des crimes contre l’État ou des actes de terrorisme.
Certes, l'Arabie saoudite a mis en place ces deux dernières années quelques réformes importantes en matière de droits humains, comme la levée de l'interdiction de conduire pour les femmes, la réforme du système de tutelle masculine, la suppression de la peine de mort pour les mineurs, la fin de la flagellation et la suppression des règles de ségrégation fondées sur le sexe.
En parallèle de ces réformes, les autorités saoudiennes ont renforcé la répression des droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique, notamment en réprimant l’expression en ligne et en soumettant à des restrictions injustifiées la liberté de s’exprimer sur les mesures gouvernementales destinées à faire face à la pandémie de la COVID-19. Elles ont harcelé, placé arbitrairement en détention et poursuivi en justice des personnes ayant critiqué le gouvernement, des défenseur·e·s des droits humains, des proches de militant·e·s et de nombreuses autres personnes encore.
En mars, le ministère public a annoncé que les messages publiés sur les réseaux sociaux remettant en cause ou incitant à contester le couvre-feu lié à la pandémie seraient sanctionnés au titre de l’article 6 de la Loi relative à la lutte contre la cybercriminalité, prévoyant des peines allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et une amende maximale de 3 millions de riyals saoudiens (environ 968 480 dollars canadiens).
Les tribunaux ont souvent invoqué cette loi pour condamner des personnes qui avaient critiqué le gouvernement ou des défenseur·e·s des droits humains qui n’avaient fait qu’exercer de façon pacifique leur droit à la liberté d’expression, présentant à titre de preuve des tweets ou d’autres formes d’expression en ligne non violente.
Les autorités ont continué d’interdire la formation de partis politiques, de syndicats et de groupes indépendants de défense des droits humains, et de poursuivre en justice et d’emprisonner les personnes créant des organisations de défense des droits humains non autorisées ou y participant. Tous les rassemblements, y compris les manifestations pacifiques, demeurent interdits au titre d’un arrêté pris en 2011 par le ministère de l’Intérieur.
En avril 2021, la détention sans inculpation de Basma bint Saoud Al Saoud, l’une des filles de l’ancien roi Saoud bin Abdulaziz Al Saoud, écrivaine et défenseure des droits humains, a été confirmée par un compte Twitter officiel, un an après son arrestation. Sa famille s’est dite préoccupée par son état de santé, car elle souffrait de pathologies nécessitant un traitement médical.
Les autorités ont arrêté de façon arbitraire, poursuivi en justice et emprisonné, notamment au titre de la Loi de lutte contre le terrorisme et de la Loi relative à la lutte contre la cybercriminalité, des défenseur·e·s des droits humains [comme Abdulrahman al-Sadhan, Mohammad al-Otaibi et Loujain al-Hathlou] et des proches de défenseur·e·s des droits des femmes [comme Salah al-Haidar, le fils de Aziza al-Yousef] en raison de leurs activités pacifiques et de leur travail de défense des droits fondamentaux. À la fin de l’année 2020, pratiquement tous les défenseur·e·s des droits humains saoudiens étaient soit détenus sans inculpation, soit poursuivis en justice, soit en train de purger une peine d’emprisonnement.
Monsieur le ministre des Affaires étrangères, vous avez vous-même, alors comme député, fait adopter à la Chambre des Communes en 2015 une motion demandant la libération de Raif Badawi. Les neuf ans que Raif Badawi a passé en prison, sont neuf ans de trop. Il faut accentuer la pression pour faire libérer Raif Badawi et le réunir à sa famille au Canada.
Monsieur le Premier ministre, vous avez affirmé en 2019 que libérer Raif Badawi était une priorité pour vous, votre famille et tous les Canadiens et les Canadiennes. Vous savez que la population canadienne est derrière vous. Il est plus que temps que Raif Badawi retrouve la liberté et sa famille.
Nous vous demandons de :
- faire des pressions pour libérer Raif Badawi ains que tous les autres prisonniers et prisonnières d’opinion ainsi que les défenseur.es des droits humains : que l’Arabie saoudite abandonne toutes les charges retenues contre ces personness ; qu’elle lève les interdictions de voyager qui pèsent sur elles et leurs familles, et de faire en sorte que les auteurs d'actes de torture, de harcèlement et de mauvais traitements aient à répondre de leurs actes et que l’Arabie saoudite leur assure une réparation complète ;
- appuyer l’adoption d’une résolution à la 47e session du Conseil des droits de l’homme en juin 2021 pour établir un mécanisme de suivi sur les violations des droits humains en Arabie saoudite. Ce mécanisme doit avoir un mandat suffisamment étendu pour couvrir la situation de la liberté d'expression, d’association et de réunion, les défenseurs des droits humains, ainsi que les actions de répression de la société civile, notamment au moyen de lois répressives et d’outils judiciaires tels que le Tribunal pénal spécial;
Veuillez Monsieur le Premier Ministre et Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, acceptez mes plus cordiales salutations.
France-Isabelle Langlois
Directrice générale
Amnistie internationale Canada francophone