Afrique subsaharienne. Les effets dévastateurs des conflits ont été aggravés par la pandémie de COVID-19
- Après des décennies d’inégalités, de négligence et d’atteinte à leurs droits fondamentaux, les populations entravées par l’oppression ont été plus durement frappées par la pandémie.
- Celle-ci a révélé les inégalités systémiques massives que subissent les personnes marginalisées ou sans emploi, le personnel de santé et les femmes, qui font partie des populations les plus fortement touchées.
- Un rapport indique que la pandémie de COVID-19 a été instrumentalisée par les dirigeant·e·s, qui l’ont utilisée pour intensifier la répression des droits humains.
- La nouvelle secrétaire générale d’Amnistie internationale, Agnès Callamard, lance un appel pour une refonte des systèmes qui ne fonctionnent plus.
La pandémie de COVID-19 a révélé toute l’ampleur du terrible bilan des politiques délibérément clivantes et destructrices qui perpétuent les inégalités, la discrimination et l’oppression dans toute l’Afrique subsaharienne, souligne Amnistie internationale dans son rapport annuel rendu public mercredi 7 avril.
Dans toute la région, les effets dévastateurs des conflits armés dans des pays comme l’Éthiopie, le Mozambique, le Cameroun et le Nigeria ont été exacerbés par la pandémie, instrumentalisée par un certain nombre d’États afin de réprimer les droits humains. Des civils ont été tués et des personnalités politiques, des défenseur·e·s des droits humains et des militant·e·s ont été arrêtés, notamment en Angola, en Guinée et en Ouganda.
Le Rapport 2020/21 d’Amnistie internationale sur la situation des droits humains dans le monde couvre 149 pays — dont 35 d’Afrique subsaharienne — et présente une analyse détaillée des grandes tendances en matière de droits humains observées à travers le monde en 2020.
L’organisation y indique que, dans la majeure partie du continent, les affrontements entre les États et les groupes armés et les attaques contre les civils n’ont pas cessé et, dans certains cas, ont même pris de l’ampleur.
« Les conflits entre les États et les groupes armés ainsi que les attaques contre les populations civiles se sont poursuivis ou intensifiés dans la majeure partie de l’Afrique subsaharienne. En Afrique australe, les violentes tensions qui couvaient de longue date dans la province de Cabo Delgado (Mozambique) se sont envenimées et muées en un véritable conflit armé, tandis que dans la Corne de l’Afrique un conflit a éclaté en Éthiopie, dans la région du Tigré », a déclaré Deprose Muchena, directeur régional pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnistie internationale.
« Des groupes armés ont par ailleurs conservé des bastions en Afrique de l’Ouest et au Sahel, attaquant des civil·e·s au Burkina Faso, au Mali, au Niger et au Nigeria. Ils ont brisé de nombreuses vies, aussi bien au Cameroun qu’en République centrafricaine, ou encore au Tchad. En ripostant, les forces de sécurité ont commis elles aussi de graves violations des droits humains à l’encontre de la population civile. »
La pandémie a exacerbé les inégalités
Le Rapport 2020/21 montre que les populations qui étaient déjà les plus marginalisées, notamment les femmes et les personnes réfugiées, sont celles qui ont été le plus durement frappées par la pandémie, en raison des politiques discriminatoires décidées par les dirigeant·e·s de la région.
« La pandémie de COVID-19 a brutalement exposé et renforcé les inégalités dans toute l’Afrique subsaharienne. Les États doivent réinvestir d’urgence dans la population et “réparer” le système socio-économique, qui ne fonctionne plus, qui perpétue la pauvreté et les inégalités et qui laisse trop de personnes de côté », a affirmé Samira Daoud, directrice régionale pour l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest à Amnistie internationale.
Le rapport d’Amnistie internationale montre qu’en raison des inégalités déjà existantes, les populations marginalisées, les personnes réfugiées, les personnes âgées, les femmes et le personnel de santé ont été touchés de manière disproportionnée par la pandémie, et que la violence liée au genre a exacerbé cette situation.
La COVID-19 a davantage encore aggravé les conditions de vie déjà très précaires des personnes réfugiées, demandeuses d’asile ou migrantes dans de nombreux pays, certaines d’entre elles se retrouvant piégées dans des camps sordides et privées de fournitures essentielles ou bloquées en raison du renforcement des contrôles aux frontières.
Par exemple, l’Ouganda, qui est le pays africain accueillant le plus grand nombre de réfugié·e·s, avec 1,4 million de réfugié·e·s recensés sur son territoire, a immédiatement fermé ses frontières au début de la pandémie, ne faisant pas d’exception pour les personnes réfugiées ou demandeuses d’asile qui voulaient entrer dans le pays. En conséquence, plus de 10 000 personnes ont été bloquées à la frontière entre la République démocratique du Congo et l’Ouganda.
Le rapport attire l’attention sur la nette augmentation du nombre de cas de violence domestique et liée au genre et sur le fait que, pour de nombreuses femmes, les obstacles à l’accès à une protection et à une aide se sont accrus à cause des restrictions du droit de circuler librement.
Ainsi, en Afrique du Sud, des informations communiquées en juin indiquaient que le nombre cumulé de femmes tuées par leur partenaire intime et d'enfants tués pas le partenaire de leur mère s’élevait à 21 ; au Nigeria, plus de 3 600 viols ont été enregistrés pendant le confinement décrété pour faire face à la pandémie de COVID-19. En République centrafricaine, l’ONU a recensé 60 cas de violences sexuelles liées au conflit, telles que des viols, des mariages forcés et des situations d’esclavage sexuel, entre juin et octobre.
Les professionnel·le·s de la santé ont travaillé dans des conditions insalubres et dangereuses
Sur tout le continent, de nombreuses personnes qui travaillaient dans le secteur informel se sont retrouvées sans revenu et sans protection sociale en raison des mesures de confinement et des couvre-feux. Les professionnel·le·s de la santé travaillaient dans des conditions insalubres et dangereuses en raison de la pénurie d’équipements de protection individuelle et de produits désinfectants.
En Afrique du Sud, par exemple, on comptait début août au moins 240 soignant·e·s morts des suites de la maladie COVID-19. En juillet, au Ghana, environ 2 065 soignant·e·s avaient contracté le coronavirus et six avaient succombé à des complications. En dépit de la charge de travail accrue et des risques professionnels supplémentaires, le personnel soignant n’était pas suffisamment indemnisé dans la plupart des pays.
Instrumentalisation de la pandémie pour intensifier la répression des droits humains
Le Rapport 2020/21 dresse en outre un tableau bien sombre des pays dans lesquels les autorités ont continué de restreindre les libertés pour freiner la pandémie.
Du Togo à l’Afrique du Sud, en passant par le Kenya et l’Angola, le rapport annuel montre que les États ont utilisé une force excessive pour faire respecter les mesures prises face à la COVID-19.
« Dans de nombreux pays, les autorités ont bafoué le droit à la liberté d’expression et le droit de réunion pacifique pour étouffer les critiques, arrêtant arbitrairement et tuant de nombreuses personnes qui manifestaient », a souligné Samira Daoud.
Le recours par les autorités à des lois réprimant pénalement les commentaires relatifs à la pandémie est devenu une constante prédominante. Les États ont utilisé le coronavirus comme prétexte pour continuer de réprimer le droit à la liberté d’expression, notamment en poursuivant en justice pour diffusion de « fausses nouvelles » des personnes ayant publié sur les réseaux sociaux des commentaires sur les mesures prises par les autorités gouvernementales face à la pandémie.
Le recours excessif à la force a entraîné plusieurs cas d’homicides multiples, notamment lors d’opérations visant à faire appliquer les mesures de lutte contre la COVID-19. Au Nigeria, les forces de sécurité ont tué des personnes parce qu’elles manifestaient dans la rue, réclamant le respect de leurs droits et de l’obligation de rendre des comptes. Au Zimbabwe, au moins 10 personnes ont été tuées et des milliers d’autres — notamment des manifestant·e·s — ont été arrêtées et détenues arbitrairement dans le contexte de l’application des mesures prises pour faire face à la pandémie de COVID-19. En Guinée, sept personnes ont été tuées pendant des manifestations contre les méthodes utilisées par les forces de sécurité pour faire appliquer les restrictions de circulation liées au coronavirus.
Certains dirigeant·e·s sont même allés jusqu’à profiter de la distraction provoquée par la pandémie pour réprimer les propos critiques sans rapport avec le virus, et perpétrer de nouvelles violations des droits humains. En Tanzanie, par exemple, les autorités ont intensifié la répression contre les militant·e·s de la société civile à l’approche des élections d’octobre, en restreignant notamment des droits humains tels que la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique.
La répression des manifestations en Guinée a fait des dizaines de morts, des centaines de blessés et donné lieu à plus de 70 détentions arbitraires. Au Niger, des défenseurs des droits humains qui avaient lancé un appel à manifester contre la corruption ont été arrêtés de façon arbitraire.
En Côte d’Ivoire, des dizaines de personnes ont été arrêtées arbitrairement en août pour avoir participé à des manifestations contre le fait que le président Alassane Ouattara brigue un troisième mandat. Au Cameroun, où le Mouvement pour la renaissance du Cameroun avait réclamé la démission du président, les manifestations ont été interdites dans l’ensemble du pays et des centaines de manifestant·e·s ont fait l’objet d’arrestations arbitraires.
« Les institutions régionales n’ont pas su faire en sorte que les États respectent leurs principes fondateurs relatifs à la protection des droits humains. Des pays comme le Bénin et la Côte d’Ivoire ont contribué à la fragilité des institutions régionales comme la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples en empêchant les particuliers et les ONG de saisir directement la Cour », a déclaré Deprose Muchena.
« La pandémie a cruellement mis en évidence l’incapacité des pays à coopérer efficacement en période de grandes difficultés à l’échelle mondiale. La seule voie possible pour échapper à ce bourbier passe par la coopération internationale. Les États doivent veiller à ce que les vaccins soient rapidement disponibles pour tous et toutes, partout, et gratuitement là où les soins sont prodigués. Les entreprises pharmaceutiques doivent partager leurs connaissances et leurs technologies afin que personne ne soit laissé de côté. Les membres du G20 et les institutions financières internationales doivent alléger la dette des 77 pays les plus pauvres afin qu’ils puissent prendre les mesures nécessaires et se relever après la pandémie. »
Voyant leur confiance trahie par leurs gouvernements, des populations ont manifesté dans le monde entier
Les politiques rétrogrades ont incité de nombreuses personnes à rallier des combats menés de longue date, comme avec le mouvement #ZimbabweanLivesMatter, les manifestations contre les violations constantes des droits humains et le mouvement #EndSARS au Nigeria, ou encore le mouvement #ShutItAllDown, visant à attirer l’attention des médias sur les violences liées au genre en Namibie.
Le Rapport 2020/21 fait état de nombreuses victoires importantes remportées en 2020, auxquelles ont contribué les militant·e·s des droits humains. Une nouvelle loi a par exemple été adoptée au Soudan pour lutter contre les violences faites aux femmes et aux filles. Après un travail de campagne mené pendant des années par Amnistie internationale et d’autres organisations, la Sierra Leone a quant à elle annulé une interdiction faite aux jeunes filles enceintes de poursuivre leur scolarité et de passer des examens.
« En 2020, le leadership n’est pas venu du pouvoir ni des privilèges. Il est venu des innombrables personnes qui ont manifesté pour réclamer un changement. Nous avons assisté à un déferlement de soutien en faveur de #EndSARS et #ZimbabweanLivesMatter, ainsi qu’à des mouvements publics de protestation contre la répression et les inégalités d’un bout à l’autre du continent. C’est sous l’impulsion, dans le monde entier, de gens ordinaires et des défenseur·e·s des droits humains — intervenant souvent au péril de leur propre sécurité — que nous avons continué d’avancer. Ces personnes se trouvent à l’avant-garde du combat pour un monde meilleur, plus sûr et plus égalitaire », a déclaré Samira Daoud.
« Nous nous trouvons à la croisée des chemins. Il nous faut éliminer les entraves qui détruisent la dignité humaine. Il nous faut repartir sur de nouvelles bases afin de construire un monde fondé sur l’égalité, les droits humains et l’humanité. Nous devons tirer les leçons de la pandémie et nous rassembler pour œuvrer ensemble de façon créative et courageuse afin que toutes les personnes soient sur un pied d’égalité », a ajouté Deprose Muchena.