Programme en matière de droits humains pour les six premiers mois du nouveau parlement tunisien
Mesdames et Messieurs les nouveaux membres de l’Assemblée des représentants du peuple,
Amnistie internationale vous adresse tout d’abord ses félicitations pour votre élection à l’Assemblée des représentants du peuple de la Tunisie. Nous espérons que vous allez vous engager à défendre et protéger les droits humains pendant votre mandat, et que vous maintiendrez un dialogue ouvert et une coopération sur les questions relatives aux droits humains avec les organisations de la société civile, comme les précédentes Assemblées, et que vous ferez progresser, lors des six premiers mois de votre mandat, les points prioritaires en matière de droits humains restés au point mort.
Nous vous demandons d’accorder la priorité aux protections des droits humains énoncées dans la Constitution tunisienne et dans les traités internationaux relatifs aux droits humains ratifiés par la Tunisie.
L’ancien Parlement tunisien a réalisé des avancées en mettant certaines dispositions de la législation en conformité avec la Constitution tunisienne de 2014 et avec les normes internationales relatives aux droits humains. La plus notable de ces avancées a été la réforme, en 2016, du Code de procédure pénale. Cette réforme a renforcé la protection des droits des personnes placées en détention et du droit à un procès équitable en garantissant le droit à la présence d'un avocat dès le moment de l’arrestation, et réduit la durée maximale de la détention sans inculpation[1]. Le Parlement a aussi adopté une loi marquante sur la lutte contre les violences faites aux femmes, en 2017, ainsi qu’une loi réprimant pénalement la discrimination raciale, en 2018[2].
Toutefois, le processus de mise en conformité de la législation tunisienne avec la Constitution et les obligations incombant à la Tunisie au titre du droit international relatif aux droits humains est loin d’être terminé. Nous vous demandons d’adopter pour votre mandat un programme pour les droits humains, et de veiller à ce que toutes les lois adoptées par votre Assemblée soient conformes aux dispositions du droit international relatif aux droits humains et des normes connexes.
De plus, nous vous demandons de maintenir le rôle de contrôle du Parlement afin de garantir la transparence et la responsabilité du pouvoir exécutif. L’ancien Parlement, en particulier la Commission des droits et libertés et des relations extérieures, a parfois auditionné des représentants du gouvernement et de la société civile dans le cadre de son mandat de contrôle des pratiques et de la politique gouvernementales et de vérification de leur conformité avec les protections prévues par la Constitution et avec les normes internationales relatives aux droits humains. Certaines de ces sessions ont porté sur l’obligation de rendre des comptes pour l’utilisation de la torture et le recours arbitraire à la procédure S17 de contrôle aux frontières.
Votre rôle, au sein du Parlement, de promotion d’un programme pour les droits humains est absolument essentiel. Nous sommes en effet préoccupés par le retard qu’accuse la mise en œuvre de certaines réformes importantes en matière de droits humains visant à protéger les droits des Tunisiens, et des réformes législatives et institutionnelles nécessaires pour garantir la transition politique de la Tunisie. Amnistie internationale continue de rassembler des informations sur les violations des droits humains perpétrées dans plusieurs domaines et secteurs. Par exemple, l’état d'urgence a été renouvelé à plusieurs reprises et il est utilisé pour justifier des restrictions arbitraires du droit de circuler librement. Des personnes continuent de faire l’objet de poursuites pénales pour avoir exercé la liberté d'expression, et d’être parfois condamnées à des peines d’emprisonnement. Des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements continuent d’être infligés à des détenus, et il est rare qu’une enquête soit ouverte, et encore plus rare qu’un procès soit engagé contre les auteurs de ces agissements. Des propositions de réformes législatives visant à établir l'égalité entre les hommes et les femmes en matière d'héritage et à dépénaliser les relations sexuelles entre personnes de même sexe sont toujours en suspens au Parlement. Les lesbiennes, les gays et les personnes bisexuelles, transgenres ou intersexuées (LGBTI) continuent d’être harcelés, arrêtés et emprisonnés. Les mesures nécessaires doivent être prises immédiatement et d’urgence pour remédier à ces violations persistantes, et le pouvoir législatif que vous représentez a un rôle crucial à jouer à cette fin.
Alors que vous entamez votre mandat de membres du troisième Parlement tunisien élu démocratiquement, nous vous demandons de vous engager à faire le nécessaire pendant les six premiers mois de votre mandat en ce qui concerne ces priorités urgentes :
1 - Élection des membres manquants de la Cour constitutionnelle
La Cour constitutionnelle est l’une des plus importantes institutions établies par la Constitution de 2014. Elle garantit la suprématie de la Constitution et joue un rôle fondamental dans la protection des droits et des libertés. Le précédent Parlement n’a pas élu les membres manquants de la Cour constitutionnelle, et cela fait à présent cinq ans qu’ils auraient dû être élus. Nous vous demandons de mettre un terme à ce retard, et de veiller à ce que l’Assemblée procède de façon prioritaire à l’élection des membres manquants de la Cour durant les six premiers mois de son mandat.
2 - Protection de la marge de manœuvre de la société civile indépendante
Prendre l’engagement de protéger la liberté d’association telle que garantie par la Constitution tunisienne, en veillant à ce que toute proposition de loi visant à réglementer le travail des associations soit conforme aux dispositions du Décret n° 88 de 2011 et n’entrave pas la capacité des ONG d’agir librement – aucun obstacle administratif et judiciaire arbitraire ou coûteux ne devant être instauré –, et à ce qu’elle soit aussi conforme au droit international relatif aux droits humains et aux normes connexes[3].
3 - Dépénalisation de la liberté d'expression
Abroger ou modifier toutes les dispositions du Code pénal utilisées pour restreindre la liberté d'expression et réprimer pénalement l’expression pacifique d’opinions. Les articles qui permettent d’emprisonner et d’infliger des amendes pour des propos pacifiques considérés comme diffamatoires à l’égard de personnes ou d’institutions de l’État – ou comme étant susceptibles de porter atteinte à l'ordre ou la morale publics – sont incompatibles avec les obligations de la Tunisie au titre du droit international relatif aux droits humains. Parmi les dispositions qui sont souvent utilisées par les autorités tunisiennes pour restreindre arbitrairement la liberté d'expression et qui doivent être abrogées sans délai, citons :
l’article 121(3), qui prévoit que « la distribution, la mise en vente, l’exposition aux regards du public [...] de tracts, bulletins et papillons […] de nature à nuire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs » constituent une infraction pouvant entraîner une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement ;
l’article 125, qui punit d'une peine allant jusqu’à un an d’emprisonnement quiconque se rend coupable d’outrage à un fonctionnaire public dans l'exercice de ses fonctions ;
l’article 128, qui punit d'une peine allant jusqu’à un an d’emprisonnement les propos ou écrits considérés comme outrageants et diffamatoires à l’égard de fonctionnaires publics ;
l’article 226, qui punit d'une peine allant jusqu’à six mois d’emprisonnement l'outrage public à la pudeur ;
les articles 245 et 247, qui punissent la diffamation d'une peine de six mois d’emprisonnement, et la calomnie d'un an d’emprisonnement[4].
4 - Mise en œuvre du processus de justice de transition
Créer une commission parlementaire spécialement chargée de surveiller la mise en œuvre des recommandations de l'Instance vérité et dignité par le gouvernement tunisien, conformément à l’article 70 de la loi sur la justice de transition. Le Parlement doit veiller à ce que les recommandations de l'Instance vérité et dignité portant sur les réformes du secteur de la justice et de la sécurité, les réformes visant à garantir le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité et à empêcher la torture et les autres mauvais traitements, ainsi que toutes les autres recommandations concernant la réforme des institutions soient mises en œuvre afin de garantir la non-répétition et de briser le cycle de l’impunité.
5 - Renforcer les mécanismes de reddition de comptes pour que des enquêtes efficaces, indépendantes et impartiales puissent être menées dans les meilleurs délais sur toutes les plaintes qui concernent des violations des droits humains
Renforcer le contrôle exercé par le Parlement sur le gouvernement afin de garantir que les auteurs de graves violations soient déférés à la justice et jugés dans le cadre d’un procès équitable et sans recours à la peine de mort. Les victimes, leur famille, les avocats et les témoins doivent être protégés contre toute forme de harcèlement et d'intimidation. Les victimes de violations des droits humains doivent, dans les meilleurs délais, recevoir pleinement réparation, notamment sous la forme d'une restitution, d'une réadaptation (comprenant des soins médicaux et une prise en charge psychologique), d'une indemnisation, d'une réhabilitation et de garanties de non-répétition.
6 - Garantir l’égalité des genres
Examiner de façon prioritaire le projet de loi sur l’héritage soumis au Parlement en novembre 2018 en vue de garantir l’égalité des genres, en particulier en matière d'héritage. Exercer également un rôle de contrôle afin de garantir la mise en œuvre appropriée de la loi n° 58 de 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, loi historique adoptée par le Parlement en 2017. Cette loi punit de peines d’emprisonnement et d’amendes les auteurs de violences infligées à des femmes, et prévoit la création de mécanismes servant à faciliter sa mise en œuvre. Le Parlement doit veiller à ce que les ressources nécessaires soient allouées pour la mise en œuvre de la Loi organique n° 2017-58 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
7 - Veiller à ce que les restrictions imposées au titre des mesures d’urgence ne violent pas les droits humains
Veiller à ce que le projet de loi relatif à l’état d’urgence ne soit pas adopté, à moins qu’il ne soit modifié de façon radicale afin de garantir sa conformité avec les dispositions du droit international et de la Constitution tunisienne[5].
Définir clairement dans la loi les critères devant être utilisés pour décider de soumettre une personne aux mesures d’urgence.
Le texte de loi sur l’état d’urgence doit disposer clairement qu’il est nécessaire que les autorités obtiennent une autorisation judiciaire préalable pour prendre ou appliquer toute décision visant à soumettre une personne à des mesures d’exception telles que des perquisitions ou des assignations à domicile.
Surveiller la mise en œuvre de l’état d'urgence par le pouvoir exécutif en veillant à ce que toute restriction de l’exercice des droits humains imposée dans le cadre de l’état d'urgence soit prévue par la loi, temporaire et conforme au principe de nécessité et de proportionnalité conformément au droit international relatif aux droits humains.
8 - Dépénaliser les relations librement consenties entre personnes de même sexe
Abroger l’article 230 du Code pénal et dépénaliser une fois pour toutes les relations librement consenties entre personnes de même sexe, afin d’assurer une protection adéquate contre les violences visant les lesbiennes, les gays et les personnes bisexuelles, transgenres ou intersexuées (LGBTQI) et des garanties contre la discrimination. Le Parlement doit engager un processus de réforme de la législation afin que nul ne puisse être arrêté ou poursuivi en justice sur la base de son identité de genre ou de son orientation sexuelle.
9 - Créer l’instance du développement durable et des droits des générations futures
Créer l'Instance du développement durable et des droits des générations futures. L’article 129 de la Constitution tunisienne prévoit que cette instance doit être obligatoirement consultée pour les projets de loi relatifs aux droits sociaux, économiques et environnementaux, ainsi que pour les plans de développement. Cette instance va jouer un rôle fondamental en garantissant la conformité des priorités sociales, économiques et environnementales de la Tunisie avec les dispositions de sa Constitution et des normes internationales. L’ancien Parlement a adopté une loi réglementant les activités de cette instance. Le nouveau Parlement doit à présent procéder à l’élection des membres de l’institution afin de garantir sa création.
10 - Abolir la peine de mort
Protéger le droit à la vie, inscrit dans la Constitution, en prenant les mesures qui s'imposent pour abolir la peine capitale. La Tunisie doit soutenir les initiatives régionales et internationales visant à son abolition.
Nous espérons pouvoir continuer de travailler avec vous au cours des cinq prochaines années sur les questions relatives aux droits humains.
Veuillez agréer, Mesdames et Messieurs les député·e·s, l’expression de notre haute considération.
[1] Loi n° 2016-5 du 16 février 2016 modifiant et complétant certaines dispositions du code de procédure pénale, www.legislation.tn/detailtexte/Loi-num-2016-5-du----jort-2016-015__20160....
[2]Loi organique n° 2017-58 du 11 août 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, www.legislation.tn/detailtexte/Loi-num-2017-58-du-11-08-2017-jort-2017-0...
[3] Amnesty International, Tunisie. Il faut que l’État prenne des mesures immédiates pour appliquer les recommandations du rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (index : MDE 30/0603/2019).
[4] Code pénal tunisien, www.legislation.tn/affich-code/Code-p%C3%A9nal__89.
[5] Amnesty International, Tunisie. Un projet de loi répressif relatif à l’état d’urgence menace les droits humains(communiqué de presse, 15 mars 2019), www.amnesty.org/fr/latest/news/2019/03/tunisia-repressive-state-of-emerg....