Les conclusions de la commission vérité doivent permettre aux milliers de victimes de violations des droits humains d’obtenir justice
Les autorités tunisiennes ne doivent pas gâcher l’occasion qui leur est offerte de veiller à ce que les milliers de victimes de violations des droits humains commises dans le passé obtiennent justice, a déclaré Amnistie internationale, en amont de la publication mardi 26 mars d’un rapport crucial par l’Instance vérité et dignité (IVD).
Cette commission tunisienne a enquêté sur plus de 62 000 cas d’atteintes aux droits fondamentaux perpétrées dans le pays il y a de cela plusieurs dizaines d’années. Un rapport exposant ses conclusions et ses recommandations sera remis à la société civile tunisienne lors d’une courte cérémonie organisée mardi 26 mars, dans l’après-midi.
« Il s’agit d’un moment historique pour la Tunisie : la suite qui sera donnée par les autorités aux conclusions de ce rapport mettra à l’épreuve l’authenticité de leur engagement à l’égard des droits humains. Elles doivent prendre des mesures concrètes pour mettre en œuvre les recommandations de la commission vérité et mettre définitivement fin au schéma d’impunité chronique qui ternit les avancées dans le domaine des droits humains depuis plusieurs dizaines d’années », a déclaré Fida Hammami, chercheuse sur la Tunisie à Amnistie internationale.
« La publication du rapport de la commission vérité et de ses recommandations est l’occasion d’établir la vérité sur les graves violations des droits humains relevant d’une pratique bien établie et de longue date, ainsi que de traduire en justice les auteurs de ces violations qui, depuis plusieurs dizaines d’années, ne sont toujours pas inquiétés. C’est également une étape sur le chemin permettant de garantir que les victimes reçoivent réparation et que ces violations flagrantes ne se reproduisent plus à l’avenir. »
L’IVD a été créée en mai 2014, dans le sillage du soulèvement de 2011 de la Tunisie, afin d’enquêter sur les violations passées, dans le cadre du processus de transition initié après la fin du régime de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali. Elle avait pour mission de révéler la vérité sur les atteintes aux droits fondamentaux pendant la période 1955-2013, et d’exiger de leurs auteurs qu’ils rendent des comptes.
Il s’agissait notamment de disparitions forcées, d’exécutions extrajudiciaires, d’actes de torture, de morts des suites de torture, de recours excessif à la force contre des manifestants pacifiques et d’homicides de manifestants pacifiques durant le soulèvement de 2010-2011.
Elle est la première commission de ce type au Moyen-Orient et en Afrique du Nord qui est dotée du pouvoir de saisir directement la justice d’affaires relevant des droits humains. Sa création constitue un événement crucial dans l’histoire de la Tunisie, où les membres des forces de sécurité accusés de violations des droits humains ne sont quasiment jamais poursuivis en justice. À ce jour, à l’issue de ses enquêtes, la commission a porté au moins 173 affaires devant la justice.
Au moins 30 procès ont commencé devant des chambres criminelles spécialisées, dans le cadre de la justice transitionnelle. Cependant, rares sont les personnes accusées à avoir comparu, et les procédures relevant de la justice transitionnelle avancent trop lentement. Par exemple, le procès qui s’est ouvert le 6 juillet 2018 sur le cas emblématique de Faysal Barakat, un étudiant de 25 ans torturé à mort en 1991 alors qu’il se trouvait aux mains de la police, est au point mort. Il a récemment été reporté pour la quatrième fois, du 1er mars 2019 au 14 juin 2019.
Nombre de ces procès se heurtent à une forte résistance de la part du secteur de la sécurité, le principal syndicat tunisien des forces de sécurité ayant refusé de coopérer au motif, comme il l’a avancé dans plusieurs déclarations, qu’ils présentent un caractère vindicatif et visent à affaiblir les forces de sécurité réclamant une réforme législative pour mettre fin à ces procès. Le ministère de l’Intérieur s’est également montré peu disposé à donner suite aux citations à comparaître émises par les tribunaux à l’encontre des responsables présumés.
« Les autorités tunisiennes doivent afficher une volonté politique claire de combattre l’impunité en protégeant les chambres spécialisées chargées de connaître des affaires de justice transitionnelle et en leur donnant les moyens de mener à bien leur mission. Il leur appartient de veiller à la coopération des acteurs du secteur de la sécurité dans le cadre des procès relevant de la justice transitionnelle, ainsi qu’à la protection des magistrats, des victimes et des témoins contre les actes d’intimidation ou les représailles », a déclaré Fida Hammami.
Depuis décembre 2018, l’IVD a sollicité à plusieurs reprises une entrevue avec le Premier ministre Youssef Chahed afin de lui remettre personnellement son rapport, mais n’a reçu aucune réponse à ce jour. Depuis sa création, la commission a été la cible de plusieurs tentatives d’obstruction de ses travaux et de limitation de son mandat par les autorités. Certaines institutions de l’État, à l’image des ministères de l’Intérieur et de la Défense, n’ont pas pleinement coopéré dans le cadre des enquêtes de la commission.
« La réticence qu’affiche manifestement le Premier ministre à recevoir le rapport de la commission vérité est profondément inquiétante et amène à douter de l’engagement du gouvernement à l’égard du processus de justice transitionnelle », a déclaré Fida Hammami.
Amnistie internationale demande également aux autorités tunisiennes de mettre en place des garanties de protection des archives de la commission vérité, abritant les témoignages de plusieurs milliers de personnes, car les victimes et les témoins pourraient courir un risque de représailles si elles ne sont pas correctement sécurisées.