Les autorités doivent mettre fin aux coupures d'internet dans les états d'Arakan et Chin
Les autorités du Myanmar doivent immédiatement mettre fin à la coupure d’Internet imposée dans les zones de conflit dans les États d’Arakan et Chin depuis le 21 juin 2019, a déclaré Amnistie internationale le 25 juin. Cette coupure a empêché les gens de recevoir des informations dans un secteur où l’armée a commis de graves violations, y compris des crimes de guerre, ce qui suscite de fortes inquiétudes quant à la sécurité des civils. Il est essentiel que les autorités du Myanmar garantissent le droit à l’information en temps de crise.
Le 20 juin 2019, le ministère myanmar des Transports et des Communications a ordonné aux opérateurs de réseaux mobiles au Myanmar de suspendre « temporairement » l’accès à Internet dans neuf cantons : Buthidaung, Kyauktaw, Maungdaw, Minbya, Mrauk-U, Myebon, Ponnagyun et Rathedaung dans l’État d'Arakan, et Paletwa dans l’État Chin. Cette coupure a été appliquée à 22 heures le 21 juin. Depuis, les personnes qui vivent dans les secteurs concernés ne peuvent pas accéder à Internet, mais les communications téléphoniques mobiles et les services de SMS sont toujours disponibles. Un représentant du gouvernement cité dans un organe de presse local a déclaré que cette coupure, apparemment décidée au titre de l’article 77 de la loi de 2013 relative aux télécommunications[1], a été appliquée en raison de la « fragilité de l’état de droit » et de l’« instabilité » dans cette région[2]. Selon un opérateur mobile, la directive du gouvernement fait état de « troubles à l’ordre public » et d’une « utilisation des services de l’Internet pour coordonner des activités illégales », afin de justifier cette coupure[3]. Le gouvernement n’a pas encore fait de déclaration officielle, et l’on ignore toujours combien de temps encore cette coupure sera maintenue.
Cette coupure est appliquée dans une région au sujet de laquelle Amnistie internationale a récemment rassemblé des informations faisant état de graves violations, y compris de crimes de guerre, commises par l’armée myanmar, et d’atteintes aux droits humains perpétrés par l’Armée d’Arakan (AA), un groupe armé ethnique rakhine opérant dans l’ouest et le nord du Myanmar. Les affrontements entre ces deux forces se sont intensifiés depuis le début de l’année 2019 et se poursuivent, ce qui risque de donner lieu à d’autres crimes.
Les militants, les journalistes et les autres personnes qui se trouvent dans les secteurs concernés utilisent habituellement Internet – en particulier les services de messagerie cryptée – pour envoyer et recevoir des informations sur la situation dans cette région, y compris sur les allégations d’atteintes aux droits humains. En l’absence de moyens de communication sécurisés, ils sont obligés d’utiliser des moyens de communication moins sûrs, tels que les appels téléphoniques et les SMS, ce qui implique qu’ils peuvent être surveillés, harcelés ou arrêtés et poursuivis en justice en raison de leur travail. Trois journalistes au moins font actuellement l’objet de poursuites en justice motivées par des considérations politiques, pour avoir diffusé des informations au sujet de l’État d'Arakan, et d’autres journalistes sont en butte à des menaces, à un harcèlement et à des manœuvres d’intimidation.
Cette coupure va également compliquer les activités des travailleurs humanitaires qui surveillent la situation et réagissent en cas de nouveau déplacement de population, et elle risque aussi d’entraver la fourniture de traitements médicaux susceptibles de sauver des vies, et l’aide aux personnes déplacées. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), quelque 23 000 personnes sont actuellement déplacées en raison des affrontements entre l’armée myanmar et l’AA. Or, les autorités – civiles et militaires – ont mis en place de sévères restrictions concernant l’accès à l’aide humanitaire.
Amnistie internationale est également préoccupée par les répercussions de cette coupure sur les droits humains en général. Les personnes concernées ont ainsi un accès restreint aux services d’urgence, ainsi qu’aux autres services et informations notamment dans le domaine des soins de santé. En raison de cette coupure, il est aussi difficile pour le gouvernement de diffuser des informations à l’intention des communautés des régions concernées, notamment les informations sur les affrontements en cours qui peuvent être d’une importante cruciale pour la sécurité et la protection de la population civile.
Le droit à la liberté d'expression comprend le droit de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées de toutes sortes. Les restrictions au droit à la liberté d'expression doivent être l’exception et non la règle, et elles doivent être prévues par la loi ; appliquées uniquement dans des circonstances particulières, notamment pour protéger les droits et la réputation d’un tiers, la sécurité nationale, l’ordre public et la santé ou la moralité publiques ; et elles doivent être nécessaires et proportionnées, c’est-à-dire qu’elles doivent mettre en œuvre les moyens les moins restrictifs possible qui sont nécessaires à la réalisation de l’un de ces objectifs autorisés. Ces trois exigences doivent être remplies pour qu'une restriction soit conforme au droit et aux normes internationaux en matière de droits humains[4].
Amnistie internationale reconnaît que le gouvernement est autorisé à restreindre le droit à la liberté d'expression dans certaines circonstances, mais elle ne pense pas que la coupure actuelle entre dans le cadre des conditions à respecter pour pouvoir restreindre la liberté d'expression, qui sont définies par le droit international relatif aux droits humains. On ignore quels sont les critères qui ont été utilisés pour décider de couper l’accès à Internet, et quels sont les mécanismes disponibles pour contester cette décision. La décision qui a été prise de priver une grande partie de la population dans les États d’Arakan et Chin de leur droit d’accéder à toutes les informations disponibles en ligne et à un service de messagerie sécurisé constitue une restriction particulièrement large et généralisée, qui manifestement ne respecte pas les conditions de proportionnalité et de nécessité.
Le Conseil des droits de l'homme des Nations unies a condamné sans équivoque les « mesures qui visent à empêcher ou à perturber délibérément l’accès à l’information ou la diffusion d’informations en ligne, en violation du droit international des droits de l’homme » et invite tous les États « à s’abstenir de telles pratiques et à les faire cesser »[5]. De la même manière, le rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté d'expression a déclaré : « Une fermeture générale du réseau constitue une violation flagrante du droit international et ne peut en aucun cas être justifiée [...] Les fermetures sont préjudiciables non seulement à l'accès des populations à l'information, mais aussi à l'accès aux services de base[6]. »
Les entreprises privées ont la responsabilité de respecter les droits humains indépendamment des agissements de l’État ou des obligations qu’il impose, et cette obligation prime sur le respect de la législation nationale. Dans ces conditions, Amnistie internationale engage en outre tous les opérateurs de réseau mobile et de télécommunications à demander d’urgence aux autorités du Myanmar des éclaircissements au sujet de cette coupure, à demander publiquement et en privé le rétablissement de l’accès à Internet dans les États d’Arakan et Chin, et à utiliser tous les moyens qu’offre la loi pour contester la décision qui a été prise de couper l’accès à Internet.
Complément d’information
Les combats entre l'armée myanmar et l’Armée d’Arakan se sont fortement intensifiés depuis janvier 2019. Amnistie internationale a recensé de graves violations du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits humains commises par l’armée du Myanmar, notamment des attaques illégales qui ont fait des morts et des blessés parmi les civils, des arrestations arbitraires, des actes de torture et d’autres mauvais traitements, des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées et des cas de travail forcé. Certaines de ces violations s’apparentent à des crimes de guerre. Amnistie internationale a également recueilli des informations faisant état de violations commises par l’Armée d’Arakan, notamment des enlèvements et des cas de privation arbitraire de liberté.
Un grand nombre des violations sur lesquelles Amnistie internationale a réuni des informations ont été commises par des soldats des 22e et 55e divisions d’infanterie légère de l’armée myanmar. D’autres violations ont été commises par des soldats d’unités placées sous la houlette du Commandement de l’Ouest, le commandement militaire régional basé dans l’État d'Arakan qui a été impliqué dans des atrocités commises contre la population rohingya en août 2017. Plus de 730 000 hommes, femmes et enfants rohingyas ont été contraints de fuir la terrible campagne de violence comprenant des homicides, des viols et d’autres violences sexuelles commis massivement, ainsi que l’incendie de plusieurs centaines de maisons et villages rohingyas. La Mission d'établissement des faits de l'ONU a déclaré que des officiers supérieurs de l’armée devraient faire l'objet d'enquêtes et de poursuites pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et génocide.
Amnistie internationale demande une fois de plus au Conseil de sécurité des Nations unies de saisir de toute urgence la Cour pénale internationale de la situation au Myanmar, d’imposer un embargo exhaustif sur les armes et d’adopter des sanctions financières ciblées contre les individus haut placés responsables de violations et de crimes graves.
[1] Aux termes de l’article 77 de la loi relative aux télécommunications, le ministère des Transports et des Télécommunications « peut, en cas de situation de crise nécessitant d’agir dans l’intérêt de la population, ordonner aux titulaires de licences de suspendre un service de télécommunication, d’intercepter, de ne pas fournir un type particulier de communication quel qu’il soit, d’obtenir des informations ou communications nécessaires, et de contrôler de façon temporaire les équipements et services de télécommunications. »
[2] 7 Day Daily, « Internet services temporarily suspended in some townships in Rakhine and Chin States », 22 juin 2019, http://7daydaily.com/story/159228.
[3] Telenor, « Network shutdown in Myanmar », 21 juin 2019, https://www.telenor.com/network-shutdown-in-myanmar-21-june-2019/.
[4] Voir par exemple le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), article 19(3) ; Comité des droits de l'homme, Observation générale n° 34, Article 19 : Libertés d’opinion et d’expression, doc. ONU CCPR/C/GC/34, 12 septembre 2011, § 21-36.
[5] La promotion, la protection et l’exercice des droits de l’homme sur Internet, Doc. ONU A/HRC/32/L.20, 27 juin 2016.
[6] Un expert de l'ONU exhorte la RDC à rétablir les services Internet, 7 janvier 2019,
https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=24057&LangID=F