Le Liban manque à ses obligations envers les victimes de torture en retardant la mise en œuvre de réformes cruciales
Les autorités libanaises doivent cesser de retarder la mise en œuvre de réformes essentielles visant à ce que les auteurs d’actes de torture et d’autres mauvais traitements n’échappent pas à la justice, a déclaré Amnistie internationale à l’occasion de la Journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture.
Les autorités libanaises n’ont jamais mis en œuvre la Loi contre la torture (Loi n° 65) depuis son entrée en vigueur en 2017 ; et le gouvernement n’a toujours pas pris les décrets permettant de rendre opérationnel le Mécanisme national de prévention (MNP), l’organe national indépendant chargé d’enquêter sur les allégations de torture et de surveiller les conditions de détention.
Amnistie internationale a examiné huit cas d’actes de torture et d’autres mauvais traitements infligés à des détenus au Liban et tous perpétrés après l’entrée en vigueur de la Loi contre la torture. L’organisation a parlé avec des victimes de torture, des proches de ces victimes, des avocats, des représentants de mouvements de la société civile luttant contre la torture et avec des membres du Comité des Nations unies contre la torture, et elle a examiné des rapports médicaux afin d’étudier la réaction du gouvernement.
« En s’abstenant collectivement de prendre les mesures nécessaires pour que la loi de 2017 contre la torture soit appliquée dans les faits, les autorités font savoir que les forces de sécurité qui commettent des actes de torture et d’autres mauvais traitements sont au-dessus des lois et n’ont pas à affronter la justice, a déclaré Lynn Maalouf, directrice de la recherche sur le Moyen-Orient à Amnistie internationale.
« Les autorités libanaises doivent veiller à ce que les engagements juridiquement contraignants qui ont été pris soient transformés en mesures concrètes. Dans un premier temps, les autorités devraient immédiatement prendre un décret permettant de rendre opérationnel le Mécanisme national de prévention. »
En tant qu’État partie au Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le Liban est tenu de mettre en place – dans l’année qui suit la ratification du traité – un organe indépendant effectuant des visites dans l’objectif d’empêcher la torture et les mauvais traitements.
Dans tous les cas sur lesquels Amnistie internationale a rassemblé des informations, les victimes de torture ont clairement indiqué devant un juge que leurs « aveux » leur avaient été extorqués par la contrainte. Toutefois, aucun des juges et aucun représentant du parquet n’a ouvert une enquête à la suite de ces déclarations, alors que la Loi contre la torture prévoit que de telles allégations doivent donner lieu à l’ouverture d’une enquête dans les 48 heures.
Deux des huit victimes interrogées par Amnistie internationale ont engagé des poursuites judiciaires au titre de la Loi contre la torture. Toutefois, dans l’un de ces cas, l’organe qui a été chargé de l’enquête est lui-même impliqué dans la commission d’actes de torture, et ce conflit d’intérêts est contraire aux dispositions de la Loi n° 65, et dans l’autre cas la procédure accuse des retards.
Ces témoignages prouvent que des actes de torture et des mauvais traitements continuent d’être perpétrés par les différents organes des forces de sécurité libanaises ; le service de renseignement de l’armée (sous le contrôle du ministère de la Défense) ; la Sûreté de l’État (sous le contrôle du Haut Conseil de défense) ; le service de renseignement de la Force de sécurité intérieure ; et le service de renseignement de la Direction générale de la sûreté (tous deux placés sous le contrôle du ministère de l’Intérieur).
Les victimes de torture ont expliqué qu’elles ont été violemment frappées, notamment avec un tuyau ou des chaînes métalliques, qu’on leur a infligé des décharges électriques sur les organes génitaux et cassé les os des doigts, qu’on les a suspendues dans des positions douloureuses pendant de longues périodes et violemment giflées, et qu’on leur a asséné des coups de pieds au visage. Plusieurs victimes ont également dit qu’elles ont été insultées ou menacées de violences sexuelles.
« Ces récits effrayants faisant état d’actes de torture commis dans des centres de détention à travers tout le Liban rappellent à quel point il est urgent de remédier à ces pratiques persistantes, y compris en supprimant le climat d’impunité généralisée qui favorise la multiplication de ces violences », a déclaré Lynn Maalouf.
Selon Suzanne Jabbour de RESTART, un centre de réadaptation pour les victimes de torture, 18 mois se sont écoulés depuis l’adoption de la Loi contre la torture et aucune allégation de torture mettant en cause des membres des forces de sécurité n’a donné lieu à des poursuites à l’encontre des auteurs présumés de ces agissements.
Deux ans et demi se sont écoulés depuis que le Parlement libanais a adopté une loi portant création du Mécanisme national de prévention et de l’Institution nationale des droits humains (INDH), en 2016, mais aucun de ces deux organes n’est totalement opérationnel. En mars 2019, cinq membres du Mécanisme national de prévention ont été enfin nommés, mais ils attendent toujours qu’un décret soit pris leur accordant officiellement le mandat qui leur permettra d’agir. Bassam Kontar, membre de l’INDH, a déclaré que les membres de ces deux institutions continuent de travailler bénévolement et qu’aucun budget ne leur a été octroyé. En l’absence d’un budget suffisant et d’une reconnaissance officielle de leurs fonctions, ils ne peuvent rien faire concrètement.
Ces dernières semaines, les ministres libanais de l’Intérieur et de la Justice ont réaffirmé leur « engagement plein et entier » à mettre en œuvre les traités relatifs aux droits humains et à combatte la torture.
« Les initiatives que le gouvernement libanais prend publiquement pour lutter contre la torture ne seront guère plus que des paroles creuses si les autorités s’abstiennent de les concrétiser en mettant en place pour les détenus une protection effective contre la torture, et en mettant fin à l’impunité pour les auteurs de ces actes », a déclaré Lynn Maalouf.
Torturés en toute impunité
L’un des cas les plus révoltants examinés par Amnistie internationale concerne Hassan al Dika, qui était âgé de 44 ans et père de trois enfants, et qui est apparemment mort des suites des actes de torture qui lui ont été infligés en prison. Il est mort le 11 mai 2019.
Il a été arrêté en novembre 2018 sans mandat d’une autorité judiciaire, et accusé de trafic de drogue.
Pendant sa détention au secret qui a duré neuf jours, Hassan al Dika a été violemment frappé, y compris sur les organes génitaux, suspendu pendant de longues périodes, soumis à des décharges électriques et totalement dénudé. Pendant cette détention, il n’a pas été autorisé à rencontrer son père, Tawfic al Dika, qui agissait en tant qu’avocat pour lui.
Hassan al Dika a par la suite raconté ce qu’il a subi dans des lettres écrites à son père.
« Après m’avoir battu pendant plusieurs jours, ils m’ont dit : ici tu es à notre merci, nous pouvons te tuer et dire que tu t’es suicidé. À ce moment-là, j’étais prêt à avouer avoir tué le prophète Mahomet uniquement pour qu’ils cessent de me battre et de m’envoyer des décharges électriques », a-t-il écrit dans l’une de ses lettres.
Le parquet a rejeté à plusieurs reprises les demandes que son père a déposées pour qu’il bénéficie d’un examen médical. Cette demande a finalement été acceptée, mais le parquet a rejeté les conclusions des rapports médicaux qui ont révélé qu’il avait été soumis à des violences. Amnistie internationale a examiné trois rapports médicolégaux et une évaluation de l’état psychologique de Hassan al Dika indiquant tous qu’il a été soumis à des violences et qu’il présentait dans le bas du dos une grave blessure nécessitant des soins immédiats.
Son père a déposé trois plaintes au titre de la Loi contre la torture, mais le parquet n’a pas ouvert d’enquête à la suite de ces plaintes. Il a expliqué qu’il a retiré la dernière plainte quand les forces de sécurité lui ont adressé des menaces.
« J’ai alors réalisé que le sort [la tête] de mon fils et mon propre sort [ma propre tête] étaient entre leurs mains. Si nous n’avions pas porté plainte, si nous n’avions pas invoqué la Loi n°65, peut-être que mon fils serait toujours vivant », a déclaré Tawfic al Dika à Amnistie internationale.
Le ministère de l’Intérieur a annoncé l’ouverture d’une enquête interne sur sa mort.
Dans une autre affaire, Ziad Itani, un acteur libanais arrêté en raison d’accusations d’espionnage, a subi d’abominables violences en détention. Il a raconté à Amnistie internationale que des agents de la Sûreté de l’État l’ont frappé avec des câbles électriques, ligoté dans des positions douloureuses en utilisant une chaîne métallique, pendu par les poignets pendant plusieurs heures, frappé au visage à coups de poing et de pied, et qu’on l’a menacé de le violer et de violer sa fille. Il a aussi déclaré qu’on l’a obligé à signer des « aveux » alors qu’il était étendu sur le sol et incapable de le faire. Les rapports médicaux examinés par Amnistie internationale montrent qu’il a subi des lésions aux dents et aux poignets. Ziad Itani a engagé des poursuites au civil contre les agents impliqués dans ces agissements, mais l’affaire est actuellement au point mort.
Amnistie internationale a aussi rassemblé des informations sur les cas de deux hommes qui ont été soumis à des insultes, des injures et d’autres violences à caractère homophobe, et sur ceux de deux réfugiés soudanais qui ont été détenus dans des conditions inhumaines, l’un de ces hommes ayant été violemment frappé, torturé et soumis à des insultes racistes. Dans un autre cas encore, un militaire à la retraite handicapé a eu les yeux bandés et les poignets menottés dans le dos et il a été violemment frappé au visage, au cou et dans le dos.
Plusieurs victimes de torture ont dit qu’elles n’avaient pas cherché à ce qu’on leur rende des comptes car elles n’ont aucun espoir d’obtenir justice au Liban.
« Si Ziad Itani, un célèbre acteur libanais dont le cas a été largement médiatisé partout dans le monde, n’a pas réussi à obtenir justice, comment le pourrais-je, moi ? », a déclaré l’une de ces personnes.
Diala Chehade, une avocate qui a travaillé sur les cas de quatre réfugiés morts en détention en 2017 probablement des suites d’actes de torture, a dit à Amnistie internationale que depuis l’entrée en vigueur de la Loi contre la torture, elle a représenté plus de 50 accusés qui ont déclaré avoir été torturés pour qu’ils fassent des « aveux » devant un juge, mais que cette loi n’a pas été invoquée pour qu’une enquête soit menée à la suite de ces allégations. Un juge a même réagi en tentant de couvrir de honte une victime de torture, en déclarant : « D’autres ont été soumis à la torture, mais personne n’a avoué. Comment expliquez-vous le fait que vous avez avoué ? »
« Le gouvernement libanais doit veiller à ce que les juges, le parquet et les forces de sécurité respectent scrupuleusement la Loi contre la torture, à ce que le parquet enquête dans les plus brefs délais sur les allégations de torture, et à ce que les victimes obtiennent pleinement réparation. Les juges libanais ont un rôle essentiel à jouer en ce qui concerne les enquêtes à mener à la suite d’allégations concernant des aveux obtenus au moyen de la torture », a déclaré Lynn Maalouf.
Amnistie internationale demande également aux autorités de veiller à ce que tous les membres des forces de sécurité reçoivent une formation suffisante sur la prévention de la torture, et de suspendre de leurs fonctions toutes les personnes présumées responsables d’actes de torture ou d’autres mauvais traitements dans l’attente des résultats d’une enquête indépendante.